Facebook Instagram Twitter

Cuba et États-Unis 60 ans après : des comptes à régler ?

La loi Helms-Burton et les conflits cubano-américains irrésolus

Auteur:
Elaine Díaz Rodríguez et Jesús Jank Curbelo
Date de publication:
26 août 2022

On le sait, la Révolution de 1959 a radicalement bouleversé l'hégémonie que les États-Unis exerçaient sur Cuba. Mais sur le plan économique, on ignore souvent ce que cela veut dire concrètement. Le média cubain indépendant Periodismo de Barrio, chiffres et dates à l'appui, s'est penché sur l'histoire de plusieurs compagnies américaines, autrefois présentes à Cuba, qui ont quitté le pays après la Révolution. Aujourd'hui, incitées par la loi Helms-Burton, ces entreprises américaines de Cuba avant 1959 demandent des comptes à La Havane.

La Loi Helms-Burton et des conflits irrésolus... 

L'idée de cette enquête journalistique, baptisée Las Cuentas Pendientes (Les comptes à régler), est née suite aux récentes plaintes, très médiatisées, de plusieurs groupes installés aux États-Unis. Ces demandes de dédommagements, qui représentent des sommes vertigineuses, sont la conséquence directe du « titre III » de la Loi Helms-Burton, activé en mai 2019 par Donald Trump. Un texte qui cherche à asphyxier économiquement l'île caribéenne. 

Pour La Havane, cette décision de Trump représente une attaque sans précédent dans l'histoire, pourtant houleuse, de l’embargo américain sur Cuba : ce texte avait été rédigé par l’administration Clinton en 1996, mais jusque-là, aucun président américain ne l'avait jamais activé, préférant le suspendre continuellement. Le coup est rude pour l'île : les autorités cubaines dénoncent une ingérence qui, si elle parvenait à ses fins, pourrait décourager de nombreux investissements. 

Concrètement, que signifie cette loi ? Le « titre III » permettrait aux tribunaux américains de sanctionner fortement les entreprises qui « trafiqueraient » — c’est-à-dire vendre, transférer, distribuer, gérer ou acquérir – avec des biens expropriés sans indemnisation par le gouvernement révolutionnaire après 59 (la loi US évoque des biens « confisqués »). 

Ce ne sont pas seulement les entreprises locales qui sont visées, mais aussi les groupes étrangers qui travaillent actuellement avec des établissements ou infrastructures cubaines ayant appartenu autrefois aux États-Unis ou à des Cubano-américains partis après la Révolution. D’où les inquiétudes des investisseurs qui, face à l’incertitude, hésitent à parler affaires avec les institutions cubaines. 

Une grande partie de ces « biens confisqués » appartenaient à des sociétés qui innervaient presque toute l’économie cubaine — ressources, infrastructures, marchés. Et celles-ci n’ont pas oublié cette domination passée… Aujourd'hui, la plupart de ces groupes existent toujours et sont des géants commerciaux, qui veulent profiter de la loi Helms-Burton pour réclamer des indemnisations. 

« Ces réclamations d'une valeur de presque deux milliards d'euros, sans compter les intérêts, limitent toute négociation entre Cuba et États-Unis », estime le média indépendant sur la page d'accueil de son enquête. Les journalistes de Periodismo de Barrio ont épluché la base de données de la page internet du Département de Justice, où figure l'ensemble des plaintes : ce listing compte 8821 réclamations, parmi lesquelles 5931 ont été certifiées, pour une valeur totale de 1,9 milliard de dollars. 

Le triomphe de la Révolution à Cuba, 1959

La domination états-unienne de l'économie cubaine

À travers l'exemple de plusieurs de ces entreprises majeures qui autrefois contrôlaient l’économie cubaine, la série Cuentas Pendientes de Periodismo de Barrio raconte aussi en creux l'histoire des liens entre les deux pays, à la fois très étroits et mouvementés. Jusqu'aux années 30, Cuba était le pays latino avec la présence de capitaux américains la plus forte. Non seulement dans les infrastructures comme le transport, l'éclairage, la circulation de l'eau, les égouts, etc. mais aussi dans les gisements de minerais ou l'industrie du tabac. Et bien sûr, en premier lieu, le secteur du sucre.

Dans les années 20, les groupes américains contrôlaient environ 40 % du secteur sucrier et des grands domaines d'élevage. Et jusqu'à 72 % des importations venaient des États-Unis. Dès le début de la période républicaine, le gouvernement cubain s'était endetté auprès des banques privées américaines. 

Comment ces entreprises US sont-elles arrivées à Cuba ? Quel était leur poids dans l’île ? Pourquoi la Révolution les a-t-elle expropriées ? Qu’est-ce qu’elles y ont perdu ? Que demandent-elles aujourd’hui ? Autant de questions auxquelles le travail journalistique de Periodismo de Barrio, un véritable travail de fourmi toujours en cours, cherche à répondre.

Cubanía souhaite partager ici une partie de cette enquête journalistique, avec une sélection des compagnies les plus représentatives, dont voici les portraits.

United Fruit Company

Pour se faire une idée du poids de cette entreprise avant la Révolution, il suffit de rappeler que la United Fruit Company a possédé jusqu'à plus de 8000 hectares à Cuba. Des terrains qui accueillaient deux énormes centres de production sucrière, le Boston et le Preston. Un business florissant pour le groupe américain, avant qu'il ne soit exproprié. 

Parmi les propriétés du groupe figuraient 525 kilomètres de voies ferrées, vingt locomotives et même... un aéroport. Et 3400 bâtiments destinés au travail sucrier, au logement des employés, aux bureaux, commerces, églises, etc. En 1959, la United Fruit employait 40 000 personnes, pour une production annuelle de 1 275 000 sacs de sucre de 350 livres.

Quelques mois après la Révolution, la loi de Réforme agraire prive la United de ses terres. Conséquence : en juillet 1960, le président américain Eisenhower réduit la part de sucre importé par les États-Unis, rejetant notamment l'achat de 700000 tonnes déjà produites. 

Depuis la fermeture en 2002 de 71 des 156 usines sucrières, l'ancien centre de production Preston, qui est aujourd'hui un village appelé Guatemala et situé dans la province de Holguin, a périclité. Au delà des ruines et des souvenirs, il reste peu de traces aujourd'hui de la présence de la United : quelques objets dans un musée, les lettres formant le mot Preston sur la façade du bâtiment de la Poste... En 1984, le groupe a changé de nom : l'ex-United Fruits s'appelle désormais Chiquita Brands International.

Ruines de la Centrale Preston, ensuite appelée Guatemala

Essosa -Standard Oil Company

Le raffinage de pétrole à Cuba avait commencé dans les années 1890, dans le quartier havanais de Regla, près du port où se trouve actuellement la raffinerie Ñico Lopez. Dès 1882, John D. Archibold, représentant de Standard Oil Company, parvient à un accord avec Enrique Conil, commercial à Cuba, pour participer au capital d'une nouvelle société, la West India Oil Refining Co. 

En 1895, la raffinerie est installée. Au fil des années, l'entreprise s'étend et Esso, en 1922, en acquiert l'intégralité. Après un lourd investissement, en 1957, la capacité de la raffinerie passe de 9300 à 34500 barrils de pétrole brut par jour. A cette époque, Esso est proprétaire de trois terminaux pétroliers et de sept usines, répartis sur différents points stratégiques de l'île.

Mais le 1er juillet 1960, Esso est exproprié après avoir refusé de raffiner du pétrole provenant de l'Union soviétique, que Cuba avait obtenu après un accord commercial conclu avec Moscou quelques mois plus tôt.

Le 2 mai 2019, au nom du titre III de la loi Helms-Burton, la société pétrolière Exxon Mobil dépose une requête dans un tribunal fédéral des Etats-Unis contre les entreprises cubaines Cimex et Cuba Petroleo (Cupet) pour trafic illicite de biens confisqués, d'une valeur estimée à 280 millions de dollars. En août, le gouvernement cubain annonce qu'il se défendra dans les tribunaux américains. 

Le groupe Cimex S.A est une société anonyme constituée en 1979. Il importe, exporte et commercialise des biens et des services, et gère notamment plus de 600 stations-services sur l'île, en collaboration avec la compagnie pétrolière Cupet. Cette dernière contrôle les opérations de raffinerie à Cuba et pourvoit les besoins domestiques en produits dérivés du pétrole.

Structure de la raffinerie de pétrole Ñico López à La Havane

Cuban Electric Company

La Cuban Electric Company voit le jour en Floride, en 1927. En 1960, elle a bien grandi, avec plus de 3,6 millions d'actions en circulation, dont 87% appartenant au groupe American & Foreign Power (AFP), une entreprise américaine qui, depuis 1923, s'était organisée pour acquérir des biens de services publics au Guatemala, au Panama et à Cuba. A l'époque, ses revenus s'élevaient à six millions de dollars annuels.

Pour Washington, le marché de l'énergie était crucial, comme l'indique William J. Haussman, professeur d’Économie à l'Université de William & Mary (Williamsburg, Virginie), qui écrit dans un article : « Dans la deuxième moitié des années vingt, le secteur des services électriques a représenté la composante la plus importante des investissements directs à l'étranger effectués par les États-Unis ».

En 1922, l'entreprise General Electric investit 8 millions de dollars à Cuba pour acheter la majorité du réseau électrique existant. Un an après seulement, le groupe met la main sur la Compañía de Electricidad de Santa Clara, propriété de Gerardo Machado, qui reçoit une donation de 500000 dollars pour sa campagne électorale l'année suivante. Un scrutin qui le mènera à la présidence du pays.

En 1960, Cuban Electric Company distribue plus de 90 % de toute l'électricité vendue dans le pays, fournissant également du gaz manufacturé. Entre 1950 et 1959, la compagnie investit 189 millions de dollars pour l'agrandissement et la rénovation du réseau énergétique. A la fin de 1959, le groupe est devenu incontournable, avec environ 55 000 clients et un total de 10600 kilomètres de lignes électriques en service dans toute l'île. 

L'entreprise dépendait d'un autre groupe, la Boise Cascade Company, un fabricant de papier et de cellulose Boise qui, lui aussi, réclame aujourd'hui de l'argent à Cuba, à hauteur de 11,7 millions de dollars. Boise Cascade est ensuite devenue Office Max puis, en 2013, a fusionné avec Office Depot, une entreprise dont le siège se trouve à Boca Raton, en Floride.

Nationalisation de la Compagnie Téléphonique

Compañía de Teléfonos (Cutelco) - International Telephone Company (ITT) 

En 1908, la Compañía de Telefonos Cubana (Cutelco) se voit octroyer une concession pour installer un système téléphonique à Cuba. Un an plus tard, un accord est signé avec le gouvernement pour que l'entreprise offre ses services téléphoniques dans toute l'île. 

Cutelco devient ensuite une filiale de la International Telephone and Telegraph (ITT), une multinationale américaine. Au milieu des années 20, Cutelco est un groupe important, qui contrôle notamment la Havana Subway Company et la Radio Corporation of Cuba. En 1927, Cutelco inaugure son fameux siège de la rue Aguila qui, avec ses 62 mètres de hauteur, devient à l'époque le plus haut bâtiment du pays.

Au 1er mars 1959, Cutelco, aquí a investi plus de 17 millions de dolars dans différents chantiers de construction, a installé plus de 171000 téléphones à Cuba et compte 4929 employés. Les services téléphoniques proposés par l'entreprise sont gérés depuis 162 bureaux, connectés les uns aux autres par un réseau de distribution comptant des milliers de kilomètres de câbles disséminés sur l'ensemble du pays. 

En 1997, le panorama a changé : l'entreprise italienne STET International est alors l'un des principaux investisseurs étrangers dans le secteur téléphonique cubain. Mais cette année-là, cette fois au nom du titre IV de la loi Helms-Burton, le Département d'Etat américain menace de mettre en place des mesures coercitives, comme le refus d'accorder un visa aux dirigeants des compagnies étrangères investissant de l'argent dans des propriétés « confisquées » par Cuba.

Le 23 juillet 1997, le Département d'Etat informe que le groupe italien et ITT « ont trouvé un accord concernant l'utilisation par STET International de la propriété de ITT confisquée à Cuba (spécialement le Système Téléphonique Cubain) ».

En échange d'une transaction financière, dont le montant n'a pas filtré, « l'entreprise italienne pourra, pendant dix ans, prendre toute décision concernant le système téléphonique cubain ». Enfin, en 2011, l'entreprise cubaine de télécommunications, Etecsa, prend le contrôle total de la corporation. Depuis, c'est l'unique entreprise de télécoms présente sur l'île.

Moa Bay Mining Company 

Le 14 août 1960, le président cubain de l'époque, Osvaldo Dorticós annonce l'expropriation des usines de traitement du nickel et de cobalt qui appartenaient à la Moa Bay Mining Company, une société américaine sous la juridiction de l’État du Delaware. La Moa elle même était une filiale de la Cuban American Nickel Company. Et la maison-mère de ces deux compagnies s'appelait Freeport Sulphur Company, une holding puissante. 

A l'époque, Freeport opérait dans l'industrie du nickel à Cuba à travers son usine située à Nicaro, dans la province de Holguin (est). Mais en 1953, Freeport découvre un gisement de 40 millions de tonnes de nickel et de cobalt dans la zone de la baie de Moa. Le rendement potentiel du terrain est jugé supérieur à ceux de Nicaro qui fournissait alors des quantités non négligeables d'oxyde de nickel au gouvernement des États-Unis. Un business essentiellement destiné au développement de l'industrie de l'armement.

L'usine de nickel à Moa à l'Est de Cuba

En août 1957, le régime de Fulgencio Batista approuve ce nouveau projet d'exploitation minière, un investissement de 75 millions de dollars. Ce même mois, l'entreprise obtient un prêt de 75 millions de dollars de plusieurs banques des États-Unis. Depuis mars 1957, Washington s'était engagé, jusqu'à 1965, à acheter du nickel et du cobalt aux prix du marché. « Le gouvernement achètera jusqu'à 98 mille tonnes de nickel et 10000 tonnes de cobalt », écrivait à l'époque le New York Times.

Dans la foulée, la Cuban American Nickel Company, filiale de Freeport lance de grands travaux pour préparer l'exploitation de ce gisement. L'entreprise américaine commence la construction d'un aéroport proche de la côte de Moa (province de Holguin). Elle construit aussi des chemins, procède à une étude de terrain pour bâtir une usine, monte des digues pour un projet de barrage, drague un canal et établit un camp destiné au futur chantier de la mine à ciel ouvert.

A cet endroit, sous la végétation, se cachaient des sols rouges que la compagnie comptait exploiter dès 1959 : la production devait débuter au milieu de l'année. Plus de 2000 Cubains travaillèrent à la construction de ces équipements.  

Mais après le triomphe de la Révolution, en janvier 1959, le président Dorticós et Fidel Castro, qui avait alors le titre de premier ministre, décident de mettre fin à l'exonération d'impôts que l'entreprise avait obtenue sous le gouvernement de Batista. Le 15 janvier 1959, Fidel Castro déclare que « les ajustements nécessaires » seront faits à ce sujet.

En octobre, une loi octroie au gouvernement cubain tous les droits sur les minerais, imposant un impôt de 5 % sur les revenus bruts de ce secteur, et de 25 % sur les exportations. Selon un article du New York Times de l'époque, cet impôt était considéré « quasiment prohibitif pour les industries minières ».

Le 26 septembre 1960, dans un discours aux Nations Unies, Fidel Castro enfonce le clou : « Sous la tyrannie de Batista, une compagnie nord-américaine, la Moa Bay, avait obtenu une concession si juteuse qu'en cinq ans seulement, elle avait déjà amorti un investissement de 120 millions de dollars ». Selon lui, cet investissement ne laissait aux Cubains que « les trous des mines, une terre appauvrie, et aucune contribution, même minime, au développement économique de notre pays ».

Au total, avant la fermeture de l'usine, l'entreprise a produit, entre autres, plus de 1,3 million de kilos de nickel et 140000 kilos de cobalt. On estimait que la valeur brute des minerais raffinés, à l'avenir, pourrait rapporter plus de 45 millions de dollars à l'année.

Las Cuentas Pendientes est une enquête journalistique menée pour le journal numérique Periodismo de Barrio en partenariat avec CONNECTAS et le soutien du Centre international des journalistes.

traducteur:

Grégory Noirot

Periodismo de Barrio

Il s’agit d’un espace numérique créé par de jeunes journalistes cubains. Son but est d’expliquer et de débattre des questions ayant à voir avec la réalité cubaine, et ce sur la base de travaux de recherche. Le code d’éthique de cette équipe souligne que l’aspiration majeure est de faire du journalisme. Il préconise la diversification des programmes médiatiques, politiques éditoriales, approches, subjectivités, styles, discours et voix dans les espaces publics de communication. Une attention particulière est accordée à la liberté d’expression, à la liberté de la presse et à la liberté d’information, comme étant des conditions indispensables pour promouvoir une participation consciente des citoyens et préserver la démocratie, la souveraineté, la justice sociale, la solidarité, la dignité humaine et la nature. Voir site internet : https://www.periodismodebarrio.org/

https://www.periodismodebarrio.org/ tous les articles

Vous aimerez aussi