Wilfredo Prieto, élargir le spectre de l'art cubain
L'Atelier-Studio Chullima : l'art contemporain à l'image d'une autre Havane
Dans un grand hangar au bord de la Rivière Almendares de La Havane, ancienne fabrique de bateaux soviétiques, l’artiste cubain de renom international, Wilfredo Prieto, a installé son studio-atelier. Ici, les « arts plastiques » dépassent l’art au sens stricte du terme : urbanisme, architecture, design, cuisine, ingénierie, performance… On rentre dans son monde pour en savoir plus.
On accède par une entrée discrète à un grand complexe industriel abandonné sur la Rivière Almendares. Une étrange paix règne au sein de cette structure vestige de l’époque soviétique de Cuba, sur laquelle veille le portrait du Che Guevara, où nos pas résonnent sur les grandes plaques d’acier qui surplombent la rivière. Parmi les colonnes de fer majestueuse, les tours de casiers métalliques alignées symétriquement et une collection de vieilles machines obsolètes (ou installations d’art?) éparpillées à travers l’espace, se cachent les bureaux d’opération d’un des artistes contemporains les plus importants à Cuba, Wilfredo Prieto.
Le voici qui apparait, avec une dégaine plutôt décontractée pour quelqu’un qui est sous la pression d’une Biennale qui approche. « Oui, on est assez pris par cette histoire ». Ce qui explique les petits groupes de travailleurs éparpillés dans les quatre coins de la vieille usine, plongés dans les préparatifs de l’événement d’art contemporain le plus important de Cuba. Pour éviter de les distraire, on s’installe sur une des grandes tables de pique-nique juste au bord de la rivière, directement sur l’eau. On se croirait sur une terrasse dans un café atypique mais branché.
On s'asseoit pour discuter du travail de l'artiste, de son atelier, Chullima, des arts plastiques à Cuba, et de sa vision de La Havane et de Cuba. Les projets de Wilfredo, à partir d'un spectre élargi de l'art contemporain qui se mélangent constamment avec d'autres disciplines, ont pour volonté d’interagir avec une Havane et Cuba contemporaines, peu connues et changeantes.
Artiste nomade mais toujours ancré à Cuba
Wilfredo Prieto est né à Sancti Spiritus où il rentre en contact avec l’art dès son plus jeune âge grâce à son frère peintre. « J’étais immergé dans le monde de l’art, d’une façon ou une autre, sans le savoir ». A 11 ans, il déménage d’abord à travers la province, puis à travers le pays pour poursuivre des études d’art, terminant à La Havane à l’Institut Supérieur des Arts. « C’étaient 13 ans d’études d’art et j’en ai profité avec une immense splendeur, parce que réellement ça fonctionne de façon très différente de n’importe quel système d’enseignement supérieur dans le monde, non ? ». Rapidement, Wilfredo s’impose dans le monde de l’art et se projette internationalement, vit quelques années en Espagne, voyage en Europe et atterri ensuite deux ans à New York. « Toujours en maintenant, pourtant, une relation très étroite avec Cuba. J’étais quelques mois là-bas et quelques mois ici, je vivais en sorte de zig zag entre les deux ».
Ce n’est que récemment qu’il s’est plus installé à Cuba, où il s’est lancé dans des projets à long terme qui exigent une vie un peu moins nomade et une plus grande stabilité. Parmi ses projets, on peut mentionner le plus important, son fameux « Voyage Infini » qui consiste à construire une autoroute en forme d’infini au beau milieu de la campagne de sa province natale Sancti Spiritus. Un re ancrage à Cuba est donc nécessaire. Mais ce n’est pas la seule raison du retour à sa terre natale. « Je devais m’échapper de l’ennui culturel d’Europe et des États-Unis ». Le fait d’avoir vécu et travaillé dehors lui permet de prendre conscience de la richesse de sa propre culture et façon de voir le monde, surtout dans un pays aussi singulier que Cuba.
Cuba vit dans des conditions très différentes du reste du monde. Et ça te permet d’avoir un focus et un regard différent, de comprendre la réalité d’une autre manière, d’avoir moins de préjugés.
Pour Wilfredo, bien que l’art plastique cubain n’échappe pas aux lois du marché international, il reste quand-même authentique et vit une contemporanéité différente des autres. Voici l’attrait pour lui : revenir à son pays et redécouvrir sa réalité à travers un art plus ancré à sa terre d’origine.
Des bateaux soviétiques à l’art contemporain : l’atelier-studio Chullima
S’installer à Cuba pour se concentrer sur des projets à long terme, ça veut aussi dire changer sa façon déterritorialisée de travailler. « J’ai toujours aimé cette idée de quatre-quatre, de travailler en tout-terrain. Mais aussi je reconnais que cette tranquillité, qu’être centré, c’est positif. Ça me rappelle l’enfance, quand l’ennui te pousse à être plus créatif, non ? ». Wilfredo a dû donc chercher pour la première fois à Cuba un studio, un espace de travail à lui.
En se promenant, par pure coïncidence, il est tombé sur une ancienne fabrique de bateaux soviétiques abandonnée, qui a réveillé ses instincts d’artiste : un tel espace a un énorme potentiel. Comment il l’a transformé ? « Grosso modo, on a dû se mettre à le nettoyer, à l’organiser, à y mettre de la lumière... ». Tout faire, quoi. Mais jamais n’a-t-il pensé que Chullima deviendrait ce que c’est aujourd’hui : avec des bureaux opératoires, un espace de performance unique, un beau jardin, une grande cuisine, même un potager avec quelques poules… De façon peu intentionnelle, grâce aux différentes personnes qui y travaillent et contribuent, naît l’espace de l’Atelier Chullima tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Cette ancienne usine n’est qu’une pièce du paysage délaissé de la Rivière Almendares qui était à une époque un des centres industriels les plus importants de la ville. Depuis Chullima, on surplombe les rives bordés d’usines abandonnées où, aujourd’hui, on n’entend plus les bruits des travaux industriels qui régnaient autrefois. Seulement l’aboiement occasionnel des chiens qui peuplent le quartier bidonville au bord de la rivière, appelé le Fanguito, et juste en face, la tranquillité d’un des quartier les plus riches de La Havane, Miramar. Un tel environnement maintient constamment en éveil, sans aucun doute, l’imagination d’un artiste. « On a toujours pensé qu’un espace créatif n’est pas une bulle, mais plutôt c’est réellement une éponge qui absorbe ses alentours. Du coup, à partir de l’instant où tu te balades, de chez toi jusqu’au studio, t’es pleins d’idées… Des idées que cet environnement inspire, mais aussi, des idées pour modifier cet univers par petits apports…».
Un art en interaction avec son environnement urbain
Dans cet environnement unique, Wilfredo s’est vite rendu compte que cette ancienne usine dépassera la seule fonction de studio romantique d’un artiste qui peint une modèle. « C’était tout le contraire : c’est un espace de relations où je travaille sur des projets en collaboration avec des ingénieurs, architectes, scientifiques, des historiens de l’art, des curateurs… et du coup, pourquoi ne pas commencer à voir le travail de studio comme une proposition d’échange ? C’est une façon de se rétro alimenter, non ? ». Chullima accueille des laboratoires de performance théâtrale, des ateliers de design, des présentations de cuisine, des conférences sur l’architecture, l’urbanisme et l’art curateur…
Chullima va au-delà de l’art de Wilfredo. Pour cette raison, il parle en termes de « nous » au lieu de « moi ». Et chacune des personnes qui y travaille contribue aussi à l’espace dans son contexte plus large. Que ce soit les architectes et ingénieurs qui améliorent les conditions de vie autour de l’atelier non seulement pour eux, mais surtout pour les voisins qui ont toujours souffert des résidus de ce complexe industriel. Ou les jardiniers qui viennent transformer les jardins négligés autour de l’atelier en espaces verts et propres au bord de la rivière, pour faire appel à une conscience écologique dans la zone. L’espace de Chullima veut faire revivre une Havane oubliée, en transformant un espace délaissé en espace dynamique. Pour Wilfredo, l’art contemporain est un cadre idéal pour rénover et réinventer la ville, à l’image d’une Cuba contemporaine et nouvelle.
C’est ainsi que dans ce lieu incongru, Wilfredo a crée un espace d’art unique dans Cuba. Un espace qui vit et respire la vie du quartier et de La Havane plus généralement, qu’il ne faut pas rater si on s’intéresse à l’art, l’urbanisme et l’architecture contemporaine à Cuba.
La Havane vue par un artiste
Wilfredo parle comme un véritable artiste : il se laisse guider par le visuel avant tout, y compris dans sa vie quotidienne et dans sa façon de vivre La Havane. « Ce que j’adore de La Havane, c’est son illumination. C’est une ville très romantique, mais c’est l’erreur qui lui donne sa magie. Le fait qu’il manque une lumière, qu’elle soit peu illuminée, ça la rend plus aimable, plus humaine, non ? » Son regard d’artiste et l’attention qu’il prête aux détails nous donnent une sensation vive de la ville, surtout du Vedado, son quartier préféré. Il adore déambuler tout en observant la vie de ce quartier. « Du matin au soir, le Vedado change de configuration… les gens, comment ils se promènent, se comportent... ».
Il traverse le Vedado à pied pour se rendre à son atelier, de l’autre côté de la rivière, et se nourrit et s’inspire de l’esthétique singulière d’une ville qui vit de l’improvisation. « Les gens maintiennent leur propres jardins, sont donc tous différents les uns des autres. Ça la différencie de la froideur des villes mathématiques et sèches, où tout est symétrique ». Voici quelques recommandations de l’artiste qui permettent de découvrir La Havane, et plus généralement Cuba, sous un autre angle.
1. Se promener dans le Vedado : « Ce quartier… je crois que je peux m’y balader mille fois, et je vais toujours découvrir quelque chose de nouveau »
2. Passer un après-midi d’art dans le Musée National des Beaux-Arts : « j’adore la partie cubaine du musée des beaux-arts, tout simplement »
Musée national des Beaux-Arts, partie cubaine
3. Découvrir la richesse de la cuisine cubaine dans le restaurant Santy : « J’aime bien le Santy, c’est un mélange de tout, il y a un côté japonais, mais aussi des plats très typiques cubains »
Restaurant Santy Pescador
4. Voyager en province, plus particulièrement Sancti Spiritus, pour connaître la campagne cubaine : « J’aime sa paix, sa tranquillité. J’aime profiter de sa nature, et de ses gens, son amabilité, son rythme de vie, son temps… J’aime la pensée agricole. Les gens, les espaces, comment ils sont divisés, comment les paysans communiquent entre eux. J’aime cette ambiance, elle me paraît très naturelle, très libre. »
5. La Biennale de La Havane
L'Atelier Chullima à la Biennal de La Havane 2019
Art et Cuisine
Chullima accueille plusieurs chefs cubains pour des performances de cuisine autour de la gastronomie cubaine.
Wilfredo nous dit : « La cuisine cubaine est très riche mais elle s’est standardisée de façon incroyable. Ella a perdu sa valeur culturelle. Elle est devenue pratique. Et on aimerait bien la ré étudier, d’une façon ou d’une autre reprendre cette approche, tenter de donner quelques éléments d’une cuisine contemporaine, tout en la partageant avec les voisins, avec ceux qui travaillent ici, avec les amis… Et donner une autre ouverture comme ça ».
Le Voyage Infini
Chullima expose la maquette et les vidéos du chantier en cours du grand projet porté par Wilfredo depuis 2012 : la construction en pleine campagne de Santi Espiritu d’une autoroute à taille réelle d’un kilomètre en forme du signe mathématique d’infini.
Wilfredo nous dit : « J’ai toujours rêvé de Cuba avec ses espaces incroyables qui ont un potentiel énorme pour les arts visuels, bien que ce potentiel ne se voit pas forcément dans les institutions culturelles… Je crois que ça doit aller au-delà des frontières institutionnelles et passer à une autre zone d’interaction, de relation… c’est pour ça qu’il me paraît important que l’art contemporain atteignent d’autres zones qui sont plus agricoles, qui ne sont pas forcément des espaces dédiés à l’art. »
Les jardins qui n'existent pas
Chullima expose le projet du groupe d’architectes de Chullima, appelés les Infra, avec leur invité du Mexique, Alberto Kalach, autour d’une réflexion à partir des espaces verts manquants de La Havane.
Wilfredo nous dit : « La question était comment modifier une ville aussi belle que La Havane ? Il ne faut presque rien faire. Ce sont des mouvements à la pince comme améliorer ses jardins et parcs. C’est plus simple que de construire des immeubles du style de Miami… c’est tout le contraire. Je crois que la magie de La Havane est unique, c’est une histoire marquée par des petits mouvements et changements comme pourraient l’être une plante et un jardin ».
Cubanía
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