Wiwi, Vivre du jazz et pour le jazz
Formation et vie professionnelle d’un musicien de jazz à Cuba
Cubanía rencontre Miguel Angel García, un jeune pianiste de jazz passionné par son métier. Des touches sous les doigts depuis ses six ans, il vit pour la musique, et s’efforce de vivre de celle-ci dans son pays où, malgré la précarité de l’industrie, le métier de musicien bénéficie d’une reconnaissance sociale qui fait défaut dans bien d’autres pays du monde.
Notre rendez-vous avec Miguel Ángel García, plus connu sous le surnom de Wiwi, surnom donné par son père, a lieu sur la petite plage de la rue 16, dans le quartier de Miramar, à la tombée du jour. Wiwi boit un petit verre de rhum. Sa manière de parler est très particulière, caractérisée par l’humour et la nostalgie. « Si je ne joue pas du piano tous les jours, j’ai l’impression de perdre du temps », dit-il tout en souriant.
Le piano, la passion d'une vie
L’art cubain jouit d’un prestige et d’une reconnaissance à l’échelle internationale, les musiciens, les danseurs, les acteurs et les plasticiens sont formés dès l’âge le plus tendre dans des écoles d’art qui combinent la formation régulière et artistique. « Si vous voulez vous consacrer à l’art ou aux sports, c’est comme si vous alliez à deux écoles, chacune occupant la moitié de la journée, ce qui exige beaucoup de l’élève ». C'est dans l'une d'entre elle que Wiwi a été admis à l’âge de huit ans à Camagüey, sa ville natale. « J’ai commencé à jouer du piano lorsque j’avais six ans car ma mère est pianiste et elle me donnait des leçons à la maison.
À la différence des autres enfants, j’avais déjà appris à jouer au moment d’être admis à l’école ». Il continue ses études de niveau secondaire à Camagüey, qui s'étendent de 15 à 18 ans à leur issue l'étudiant en art devient professionnel et peut commencer à exercer, et entre en contact pour la première fois avec le jazz, lorsqu'un ami de sa mère lui prête quelques disques, dont Maferefún, de Tony Martínez & The Cuban Power, sorti en 1999. « Martínez a réuni les meilleurs jazzmen cubains à l’époque, devenus par la suite mes héros », se rappelle Wiwi.
Parmi ces musiciens citons Julio Padrón, aujourd’hui l’un de ses plus chers amis. « Je dis toujours à Julito combien j’ai apprécié ce disque, car il a élargi mes horizons. Peu après, j’ai écouté Keith Jarrett, qui m’a aussi fasciné ». Attiré par le jazz, il rejoint ses camarades les plus âgés de l’école, « plus avancés en ce qui concerne l’harmonie et le langage du jazz. Je voulais toujours rester avec eux, je les suivais toujours, et finalement ils m’ont adopté ». Ils lui apprennent des accords, des structures, des gammes, etc. « Victor m’a appris à improviser, alors que Rey m’a conseillé d’écouter Bud Powell. Toutes ces personnalités ont été ma source d’inspiration et ils restent encore là, en tant que musiciens et amis ». Lorsqu’il fait ses premiers pas dans le jazz, Wiwi a un sentiment de frustration, car je « n’avais pas encore compris qu’on ne peut pas réussir du jour au lendemain, que cela prend du temps avant de l’intérioriser ».
"Siboney" d'Ernesto Lecuona joué par le musicien de jazz Miguel Angel "Wiwi" García Fernández
Jazz Cuba, musicien de jazz
JoJazz : Propulser la carrière des jeunes jazzmen
Au bout de six mois d’études intenses, « j’ai commencé à constater les premiers résultats, et c’est alors que j’ai pris la décision de me consacrer au jazz […] Je m’y suis consacré corps et âme. J’ai déménagé à La Havane pour terminer mes études. Pour peu, j'allais être expulsé de l’école parce que je n’assistais qu’aux cours de jazz. Rien d’autre ne m’intéressait ». On dit que les génies sont obsessifs. Wiwi l’est en quelque sorte.
Un jour sans jouer du piano c’est du temps perdu. C’est ma vie, mon existence se déroule en fonction du piano et de la musique.
Wiwi, âgé de 17 ans, et ses amis participe à leur première édition du JoJazz, concours international de jeunes jazzmen organisé chaque année à Cuba. Il s'agit en réalité d'une sorte de casting pour découvrir les nouveaux talents de demain. Wiwi reconnaît que le JoJazz a changé sa vie. Il a participé à toutes les éditions, où il a reçu des prix et des mentions. « Nous n'étions jamais satisfaits. Mais les « revers » renforçaient mon envie de persévérer, toujours persévérer ».
Sa première édition lui permet de jouer avec l’une de ses idoles, le saxophoniste Alfred Thompson, qui a joué avec le célèbre Big band Irakere et Habana Ensemble. « C’est une personne très bien qui m’a beaucoup aidé, et qui me tirait les oreilles lorsque c’était nécessaire. J’étais un enfant, je ne pouvais en croire mes yeux, et je me disais, où suis-je ?, c’est inconcevable que je sois ici à côté de lui ! » Il commence à jouer avec La Academia, le groupe de renom mondial de Ruy López-Nussa qui associe la percussion afro-cubaine et la batterie avec des arrangements de jazz. Parmi les musiciens avec qui il joue actuellement, on peut citer le quintette de Carlos Miyares, la batteuse Yissy García et son groupe Bandancha et César López.
Wiwi regrette que l’on « consacre au jazz chaque fois moins d’énergie », selon lui c'est en raison de l’absence d’une culture de jazz dans l’île. « Le reggaetón a connu un grand essor. Ici à Cuba, chacun a ses goûts, ses préférences. Le jazz est une musique collective, qui exige de ne pas penser uniquement à vous mais aussi aux autres ». Mais Wiwi ne se rend pas. Le jazz pur est son truc. Coûte que coûte. On peut y percevoir un peu de romantisme, et aussi un peu d’entêtement.
Le musicien un simple travailleur ?
À Cuba, les musiciens professionnels sont rattachés à l’une des différentes sociétés publiques de musique. Dans le cas de Wiwi, il s’agit de l’Entreprise cubaine de musique populaire. « Un comité d’évaluation détermine si le musicien est dûment formé pour devenir professionnel et recevoir le salaire correspondant. Si vous êtes approuvé par le comité, vous faites partie de l’entreprise ». Le salaire varie en fonction du spectacle. « Et la paye est toujours en retard. Le chèque est reçu trois ou quatre mois après le travail réalisé ». Des boîtes de nuit telles que La Zorra y el Cuervo, le Jazz Café, la salle Bertolt Brecht… appartiennent à l’État cubain, le salaire provient donc des deniers publics et pour cette raison est généralement reçu en retard.
Le salaire par spectacle, qui n’a rien d’extraordinaire, équivaut cependant au salaire mensuel d’un bon nombre de Cubains. « Vous recevez normalement 20 pesos convertibles (CUC). Il y a des orchestres qui paient plus et il y en a d’autres moins généreux qui paient 10 ou 15 CUC [NDLR : le CUC est une monnaie qui a été supprimée en 2020, 1 CUC équivalait à 1 dollar] ». Même si le salaire d’un musicien est souvent précaire dans le monde entier, à Cuba il faut trouver les moyens pour s’en sortir. « Il y a des jours où je n’ai rien à manger, mais on s’en joue. En fin de compte, je vis de la musique et j’ai donc de la chance ». Outre l’interprétation, Wiwi donne des cours de piano dans une école pour étrangers, en général des touristes qui se rendent à Cuba pour apprendre la musique. « Cet argent supplémentaire est toujours le bienvenu ».
Le verre de rhum de Wiwi est vide. Le soleil s’est couché et il n’y a personne sur la petite plage. Wiwi est absorbé dans ses pensées. Il soupire en regardant la mer : « Parfois, je suis triste car j’ai l’impression que les musiciens sont de moins en moins compris. Les gens ne sont pas conscients des sacrifices auxquels consentent les musiciens. […] Mais aujourd’hui, n’importe quel métier est plus lucratif que celui d’une personne qui a consacré 15 ans à l’apprentissage du piano. Le talent n’est pas apprécié à sa juste valeur. Presque personne n’apprécie le sentiment que l’artiste éprouve à l’égard de l’art ». Je me demande quel est le sentiment que Wiwi éprouve par rapport à l’art. « L’art ne m’abandonne jamais. Lorsque je me promène dans la rue, lorsque je m’assois à table pour manger, toujours ». Et le piano ?
Le piano est un morceau de moi-même, ou je suis un morceau du piano. Nous ne faisons qu’un. C’est quelque chose qui m’accompagne depuis ma naissance, qui fait partie de moi, qui est dans mes mains.
La Havane : Saleté versus Art
Wiwi recommande avec enthousiasme de visiter l’Institut supérieur des arts (ISA), l’université des arts que Fidel a conçue sur un terrain de golf. « C’est une retraite spirituelle, une bulle à l’intérieur de La Havane. La société peut être impure, mais à l’ISA on a la possibilité de se découvrir ». L’ISA compte des salles de classe dotées d’instruments où les étudiants peuvent jouer tout en contemplant un beau paysage à travers la fenêtre. « Là, on sait que l’on peut s’adonner à l’art ».
Il conseille aux fans du jazz de visiter un soir La Zorra y el Cuervo ou le Jazz Café, ainsi que d’assister aux jam-sessions ouvertes qui ont lieu chaque vendredi à partir de minuit à Fábrica de Arte (FAC). « Je suis heureux en sachant que la FAC consacre tellement de temps au jazz ». Lorsqu’il a du temps, Wiwi visite les mercredis soir la salle Brecht où se produit Interactivo. « Il ne s’agit pas seulement d’un orchestre de jazz, mais aussi d’une famille ».
Il aime d’ailleurs rencontrer des personnes qui partagent ses goûts et qui font partie du mouvement artistique de La Havane, à savoir des acteurs, des danseurs ou des peintres. « C’est bien d’écouter du jazz, mais il y a aussi d’autres manifestations, telles que la musique classique et le ballet, entre autres… il faut entrer en contact avec elles ». Wiwi est aussi fan de base-ball et quand il en a la possibilité, il se rend au stade Latinoamericano. « Quand j’étais petit, je disais à ma mère : si je ne peux pas être musicien, j’aimerais être joueur de baseball ».
Fernández-Reyes
Cubanía
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