Les Lettres de Cuba, une revue culturelle numérique en langue française, propose un article sur l'histoire peu connue des Hébreux à Cuba et l'héritage laissé par les Juifs dans la culture cubaine.
Cuba, comme plus grande île des Caraïbes, a toujours brassé des populations et cultures de nombreux continents. Au-delà des origines hispaniques et africaines, on retrouve à Cuba des traits de culture chinoise, française, juive, arabe et plus – il suffit de tracer les histoires de toutes les différentes vagues de migrations qui ont alimenté Cuba au cours des siècles. C’est pour cette raison que l’anthropologue cubain Fernando Ortiz parle de la culture cubaine en termes de « transculturation » : un mélange de culture qui crée un ajiaco (soupe pleine d’ingrédients différents) de cultures. Cubanía vous propose ici un article, originalement publié dans Les Lettres de Cuba, qui explore le monde et l'histoire peu connue des Juifs à Cuba.
Avant de commencer, et peut- être jouant le rôle d’avocat du diable, je me demande : Qu'est- ce que c'est exactement un Juif ou mieux, les Juifs ? S’agit- il d’une civilisation, comme le furent celles d’Egypte et aussi de Babylone ? Peut- être une culture ? Un peuple ?
[...] La présence des Hébreux à Cuba remonte, ni plus ni moins, aux voyages de Christophe Colomb et aux hommes qu'il a recruté dans l'aventure destinée à découvrir et à conquérir des terres et des richesses pour l'empire espagnol naissant. Environ cent soixante Juifs ont navigué aux côtés de Christophe Colomb, très certainement convertis ou occultant leurs origines pour échapper aux flammes des bûchers de l’Inquisition.
Mais le processus d’enracinement à Cuba fut très ardu. Selon l'historien Manuel Moreno Fraginals, dans Cuba/España España/Cuba - Historia Común :
[…] en 1511, la porte s’est ouverte aux enfants des brûlés (c'est-à-dire brûlés par l’Inquisition), avec la seule restriction qu’ils n'occupent pas d’offices publics aux Indes.
Et il ajoute : « Durant la seconde moitié du XVIe siècle, ainsi qu’une grande partie du XVIIe, la haute société cubaine n'avait pas encore clairement défini ses strates sociales. Cependant, les apports de sang juif, indien ou noir coulant dans les veines des familles des oligarchies naissantes sont aujourd’hui loin d’être oubliés ou méconnus. »
« De nombreux immigrés sont arrivés à Cuba avec un passé qui faisait obstacle à la mobilité sociale. Cette situation a acquis des dimensions dramatiques pour les Juifs convertis et leurs descendants qui émigrèrent par centaines en direction du Nouveau Monde, et qui sont aujourd'hui nombreux dans la société cubaine. Aucun exemple ne confirme mieux une telle observation que celui des Díaz-Pimienta, une famille - même plus, une dynastie - cubaine. Durant cinq générations, les mêmes noms (Díaz et Pimienta) et le même prénom (Francisco) ont été attribués. »
Manuel Moreno Fraginals, en se reportant à la vente des privilèges de la noblesse et aux instructions à l’encontre de la pureté du sang durant l’époque de Carlos V, écrit : « Ce fut le cas […] du mulâtre havanais Francisco Díaz-Pimienta, dans le dossier ouvert pour être sacré chevalier de l'Ordre de Santiago où plusieurs témoins déclarèrent qu'il était fils d'un juif portugais et d’une mulâtre esclave appelée Catalina. »
Quelques-uns des Francisco Díaz-Pimienta étaient des armateurs de bateaux et des contrebandiers, ils vécurent une histoire très chargée pendant plus d’un siècle. L'historien explique la réitération des deux noms et du prénom en alléguant que, outre le sentiment qu'elle confère à chacun d'être l’illustre héritier de ses ascendants, une telle réitération fait prendre conscience du prestige accumulé dans le temps.
Manuel Moreno Fraginals note que le fait d’être descendant de juif ou d'un condamné par l’Inquisition était une des raisons qui entravait le plus les preuves de «nettoyage» du sang. L'histoire de la colonisation de Cuba est marquée par ces Juifs qui aspiraient à construire une nouvelle vie en Amérique et prenaient la mer par peur des persécutions religieuses. Le 18 septembre 1552, Carlos V, avec toute sa charge antijuive, a interdit la vente de titre nobiliaire à ceux qui avaient un aïeul condamné pour infamie publique, aux descendants des comuneros (partisans de certaines villes de Castille contre Charles Quint) et ceux qui avaient des traces d’hérétiques ou du sang juif. À partir du XVIIe siècle, ses successeurs furent beaucoup plus flexibles quant à la vente de ces privilèges.
De tels arguments fondent l’idée que les juifs issus de cette (ou d’autres) conjoncture historique n'étaient pas des immigrants volontaires, mais qu’ils cherchaient avant tout à échapper à certaines persécutions auxquelles ils avaient été soumis durant des siècles.
Martín Alonso Pinzón, qui s’illustra dans l’armement des trois caravelles de Colomb, était Juif. Comme l’étaient également Rodrigo de Jerez et Luís de Torres. Ce dernier, qui fut le premier propriétaire terrien hébreu à Cuba, était aussi un polyglotte accompli et dominait des langues telles que l’araméen, l’arabe et l'hébreu (car le Grand Amiral supposait qu'ils naviguaient vers l’Asie). L’on raconte que Luís de Torres était un homme à prendre de nombreuses initiatives, car ce fut lui qui introduit également le tabac en Europe. Curieusement, ce n’est que beaucoup plus tard qu’un autre agriculteur juif, Luís Marx, a recherché et développé les techniques appropriées pour la culture du tabac.
La première femme gouverneur de l'Île fut une juive convertie : Isabel de Bobadilla. La prise de pouvoir eut lieu au XVIe siècle, quand son époux, Hernando de Soto, gouverneur de Cuba, se lança à la conquête de la péninsule de la Floride. La rumeur court qu’elle a inspiré l'artiste qui a sculpté la Giraldilla, une fière et condescendante dame qui, en outre de couronner la tour du Château de la Fuerza, nous a séduit jusqu'à devenir le symbole de La Havane.
La canne à sucre a été apportée de l'Inde à Cuba, au XVIe siècle, par des Juifs Portugais. Une autre version plus récente soutient que ce fut Diego Velásquez qui l'a apportée à Saint- Domingue.
Mais il faut attendre le XXe siècle pour que soit constituée une véritable communauté juive à Cuba, pour la raison très évidente que ce fut seulement en 1881 que le gouvernement de Madrid autorisa la migration des juifs. De plus, la pratique de toute autre religion que la catholique, la seule reconnue officiellement, était interdite.
Les Hébreux ont participé aux côtés des Cubains à la guerre d'Indépendance contre l’Espagne en 1895. L’appui de la communauté juive de Cayo Hueso est de renommée nationale, particulièrement celui d’Horacio Rubens et des frères Eduardo et José Steinberg, proches collaborateurs de José Martí. Et sur le champ de bataille se sont illustrés le capitaine Kaminski, le major Schwartz et le général Carlos Roloff.
« Lettres de Cuba » est une revue culturelle numérique éditée en français, dans le but à la fois de diffuser la culture cubaine dans le monde francophone et d'offrir un espace aux voix et à la pensée des artistes et intellectuels de cette communauté. Au rythme mensuel de ses publications, « Lettres de Cuba » met l’accent sur la culture artistique et littéraire, sans oublier les autres expressions de la création humaine qui s’érige sur une philosophie et une éthique humanistes. Ses différentes sections comprennent des références à nombre d’ouvrages d’auteurs cubains traduits en français, des articles sur le patrimoine de l’île et les nations francophones, des textes que relèvent des liens existants entre Cuba et la francophonie, des interviews d’intellectuels du pays, ainsi que des nouvelles sur l’actualité culturelle et une galerie photos. « Lettres de Cuba » bénéficie en outre de l’appui d’un prestigieux Conseil Editorial, composé entre autres de l’essayiste Graziella Pogolotti, Prix National de la Littérature 2005, et de l’historien Pedro Pablo Rodríguez, chercheur au Centro de Estudios Martianos (Centre d’Etudes de José Marti). Page web :www.lettresdecuba.cult.cu