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Les femmes cubaines face à la Période Spéciale

La situation des femmes à Cuba depuis la crise de 1990 : un retour en arrière ?

Auteur:
Ailynn Torres Santana
Date de publication:
9 décembre 2022

Quelles difficultés ont subies les femmes cubaines pendant la crise économique de 1990 ? Quelle signification a eu cette crise dans la vie quotidienne et les revenues des femmes à Cuba aujourd’hui ?

Même si la Révolution de 1959 a amélioré les conditions de vie et de travail des femmes cubaines, la situation change avec la crise des années 1990, dont elles sont particulièrement victimes. Cubanía vous présente un article publié initialement sur Sin permiso, traduit par A l'encontre, qui met en relief les problématiques vécues par les femmes à Cuba depuis la Période Spéciale, ainsi que les conséquences qui persistent jusqu'à aujourd'hui.

« Il semble que les femmes sont sorties de la crise avec plus de travail que leurs partenaires, avec moins de participation dans les secteurs à revenus plus élevés et avec plus de participation dans les secteurs moins bien payés. Et ce malgré leur forte présence au Parlement, dans les universités et les centres d’études ».

Face à la crise économique

En mars 1990, Fidel Castro a clôturé le Ve Congrès de la Fédération des femmes cubaines (FMC). Il l’avait déjà fait tant de fois. Mais cette occasion annonçait un changement majeur. Dans son discours, il a reconnu que le pays était au bord de la crise, la « Période Spéciale en temps de paix » commençait :

« C’est quelque chose que nous ne voulons pas, quelque chose que nous espérons ne pas voir arriver (…) nous devons nous préparer aux pires circonstances (…). Le principe général (…) serait à tout le moins, que ce que nous disposons nous le partagions entre nous tous ».

Les femmes rassemblées ont applaudi. Après une telle annonce, elles étaient reconnaissantes d’avoir la certitude qu’il y aurait une solution égale et coopérative. La crise a atteint un pays où les niveaux de pauvreté étaient faibles (6,6% au milieu des années 1980) et où l’indice d’inégalité (coefficient de Gini) était de 0,24, l’un des plus faibles de la région.

À Cuba, on a également élargi la portée du marché et rationalisé l’appareil d’État, on a tenté d’attirer des capitaux étrangers. Mais aucun service public ou structure productive n’a été privatisé. L’État n’a pas perdu son rôle de coordination. L’accès au travail n’a pas été subordonné à l’existence d’un marché du travail concurrentiel.

Les circuits de protection sociale ont été maintenus – systèmes universels de santé publique et d’éducation, panier de base, pensions, etc. – et une tentative a été faite pour contenir l’aggravation des désavantages et exclusions.

Toutefois, la crise a eu des conséquences sociales profondes. Une analyse macro-sociale révèle que le taux de pauvreté a considérablement augmenté. La dernière mesure disponible, datant du début des années 2000, parle d’une pauvreté urbaine de 20%. Lorsque l’on descend dans l’échelle jusqu’au niveau des familles, on constate une rupture profonde, sans précédent, pire que ce qui avait été annoncé lors de ce congrès FMC de mars 1990.

La Période Spéciale a tout changé. Tous les ménages sont entrés dans la crise en même temps, mais tous n’ont pas pu la gérer de la même manière, et tous n’en sont pas sortis en même temps. Certains y sont encore plongés, comme le montre l’analyse des inégalités croissantes. Mais la crise a également eu des effets différenciés au sein des familles.

Les femmes cubaines

Les femmes ont tendance à subir plus rapidement les conséquences négatives des crises et à bénéficier plus lentement de la reprise. Les crises les affectent davantage au moins sous deux angles : en rendant leur insertion sur le marché du travail plus précaire, et en rendant de plus en plus difficile le travail domestique et de soins non rémunéré qu’elles effectuent.

Dans le cas de Cuba, les taux de participation économique des femmes n’ont que légèrement baissé pendant la période spéciale. Cet indice – qui se réfère au pourcentage de femmes occupées par rapport à celles en âge de travailler – était de 51,7 % en 1990. En 2000, il était de 48,9 %. En d’autres termes, il n’a diminué que de 3 %, de sorte qu’elles ont continué à être des travailleuses formelles (officiellement reconnues comme telles), même si elles ont souvent changé d’emploi ou quitté le secteur public.

A partir de 1995, avec la restructuration économique qui a élargi le secteur non étatique de l’économie, une partie des femmes se sont installées dans de nouveaux lieux de travail. Sur le nombre total de femmes employées en 1989, 89 % travaillaient dans le secteur public; en 1997, elles étaient 8 % de moins. Dans le secteur coopératif et privé, par contre, leur participation a augmenté.

Les hommes se sont intégrés plus rapidement et plus durablement dans le secteur privé de l’économie qui, à Cuba, offre des revenus plus élevés que l’État. Aujourd’hui, sur le nombre total de travailleurs du secteur privé, les femmes représentent environ 32 %. Apparemment il y a moins de possibilités de mobilité et/ou d’entrée dans cet espace.

Celles qui restent dans le secteur public le sont dans les secteurs dont les salaires sont plus bas. Selon une analyse proposée par PostData, les femmes, en 2019, ont en moyenne un salaire de 722 pesos cubain (CUP), contre 824 pour les hommes. Légalement, les hommes et les femmes gagnent le même salaire pour le même travail. Par conséquent, cette différence ne répond pas à une lacune normative. Il y a plus de femmes qui travaillent dans les secteurs moins bien rémunérés.

D’autre part, la crise a signifié pour elles un retour aux activités qui leur ont été socialement attribuées. Nombre d’entre elles étaient employées de manière informelle comme domestiques, dans la transformation et la vente d’aliments ou dans la garde d’enfants.

En ce qui concerne le travail domestique non rémunéré, la situation est plus grave: obtenir de la nourriture et la faire cuire, s’occuper des enfants, laver les vêtements, planifier l’approvisionnement, etc. Avec la crise et la pénurie, toutes ces activités ont commencé à exiger plus de temps et d’énergie de la part des familles cubaines. Avec la surcharge correspondante pour les femmes.

L’élimination ou la réduction progressive des politiques sociales (telles que les composantes du panier de base, les cantines des travailleurs), des subventions aux produits et des « services gratuits » (eau par exemple) ont eu un impact sur l’augmentation du travail domestique non rémunéré, effectué principalement par des femmes.

Les unités familiales, au centre desquelles les femmes, sont devenues, de plus en plus clairement, les principales structures responsables du bien-être et du support de la vie et de la société. Pendant la Période Spéciale, il n’y a pas eu de plus grand succès que de se procurer un verre de celerac (boisson nourrissante à base de légumes ou de fruits) sur la table du petit-déjeuner familial.

L’« élégance » consistait à fabriquer, avec peu d’ingrédients, des potions qui faisaient office de nourriture; d’éventer la progéniture pendant les longues heures de chaleur sans électricité (donc sans air conditionné) ; ou de se faufiler comme expertes sur le « marché noir » pour obtenir un morceau de ce qui sert de nourriture et de le faire « rendre » le plus longtemps possible et pour le plus de gens possible. Tout faire fonctionner est devenu le programme principal des foyers.

Selon une enquête sur l’emploi du temps menée en 2001 dans quatre régions du pays, les femmes travaillaient 10 % de plus que les hommes si l’on comptait le travail rémunéré et non rémunéré. La même recherche a révélé que, par exemple, dans la Vieille Havane, les femmes consacraient 24,85 heures par semaine au travail non rémunéré à la maison et dans d’autres ménages. Les hommes, 7,7 heures. C’est-à-dire 17,15 heures par semaine de plus. L’écart était plus grand pour le reste des territoires analysés.

La dernière enquête nationale, qui a mesuré l’emploi du temps, a montré qu’en 2016, les femmes consacraient 14 heures par semaine de plus que les hommes au travail domestique non rémunéré. La situation n’a pas changé.

Il semble que les femmes sont sorties de la crise avec plus de travail que leurs partenaires, avec moins de participation dans les secteurs à revenus plus élevés et avec plus de participation dans les secteurs moins bien payés. Et ce malgré leur forte présence au Parlement, dans les universités et les centres d’études.

Ce qui est à venir

En avril 2019, l’ancien président Raúl Castro a annoncé que « la situation pourrait s’aggraver dans les mois à venir ». Cuba doit être prête à faire face à une crise économique et à des pénuries résultant de l’hostilité accrue des États-Unis à l’égard de l’île et de son allié le Venezuela, a déclaré l’ancien gouverneur. Le scénario n’était pas celui du Congrès de la FMC de 1990, mais celui de la session parlementaire lors de laquelle la nouvelle Constitution, approuvée par référendum en février 2019, a été proclamée.

Dans le même discours, il a précisé qu’« un ensemble de décisions ont été adoptées pour canaliser la performance de l’économie ». Le plan, comme avant, est de résister et de surmonter les nouveaux obstacles « sans renoncer aux programmes de développement en cours ».

La terreur la plus vive, bien sûr, est celle de la Période Spéciale. C’est pourquoi Raúl Castro a averti qu’« il ne s’agit pas de revenir à la phase aiguë de la période spéciale des années 1990… Aujourd’hui, les perspectives de diversification économique sont différentes, mais nous devons toujours nous préparer à la pire variante ».

Le corps tremble et la mémoire fait son travail. « Nous devons toujours nous préparer à la pire variante », entendait-on au début du mois d’avril 2019. « Nous devons être prêts à faire face aux pires circonstances », comme nous l’avions entendu dans les années 1990. Il est impossible d’éviter les réminiscences.

Les femmes pourraient, encore une fois, sortir plus désavantagées de la nouvelle situation aggravée. Le dire n’est pas seulement un fait de plus, ce n’est pas de l’information à traiter plus tard, et ce ne sera pas un effet inattendu de la nouvelle situation. Déjà comme nous le savions et le savons déjà : nous entrerons, nous subsisterons et nous sortirons de la crise dans des conditions pires.

Sur l'auteure : Ailynn Torres Santana est membre du comité de rédaction de Sin Permiso. Elle fait des recherches, à Cuba, sur les processus de participation et les systèmes politiques locaux ainsi que des études sur les cultures politiques. Elle travaille sur un projet sur l’histoire de la Révolution cubaine du point de vue des femmes. Elle a également fait des recherches sur les processus d’intégration latino-américaine et sur la relation entre l’État, la citoyenneté et la propriété en Amérique latine.  

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