La Havane de Demain (II) : Les défis de la rénovation urbaine
Partie 2 : Le Corridor Culturel de Línea et la rénovation urbaine à Cuba
Auteur:
Allison Le Corre - EMP
Date de publication / actualisation:
2 octobre 2019
Le projet de rénovation urbaine à La Havane autour de la rue Línea - un des principaux axes du Vedado - soulève quelques questions fondamentales : quelle Havane imagine-t-on pour demain et comment faut-il la construire ? La vision des urbanistes cubains se confronte à celles des urbanistes étrangers parfois trop idéalistes...
Un groupe d’architectes et de designers cubains, Proyecto Espacios, propose de transformer la rue Línea, un des principaux axes de transit du Vedado. Le projet du Corridor Culturel de Línea cherche à transformer cette rue importante en promenade culturelle, à l'image d'une Havane plus verte, plus agréable et plus contemporaine. Un projet ambitieux qui soulève quelques questions fondamentales : quelle Havane imagine-t-on pour demain et comment faut-il la construire ? Dans le cadre de la XIIIe Biennale de La Havane, le projet de Línea est mis en avant lors d’une rencontre internationale d’urbanistes et d’architectes autour de ce thème. Lors de ces rencontres nommées « (In)Soutenables Architectures », des professionnels de l'urbanisme venus de France, du Mexique et des Etats-Unis rejoignent leurs collègues cubains pour discuter de la conception, des implications et de l'implémentation du projet de Línea. Cubanía vit ces débats depuis l'intérieur. On vous raconte…
Le rêve d’une ville verte, vue depuis l’étranger coïncide-t-il avec la vision des urbanistes cubains de leur propre ville ? Proyectos Espacios, entreprise chargée du projet du Corridor Culturel de Línea, a sa propre idée de La Havane de demain, conditionnée par les particularités de la ville. Le dialogue entre deux rêves et la réalité cubaine permet de construire une image plus pragmatique de La Havane de demain…
Architecture
La Havane de Demain (I) : (Re)construire une ville verte
Le projet du Corridor Culturel de Vilma Bartholomé, directrice de l'entreprise d'architecture et de design privé Proyecto Espacios, est présenté aux Havanais à travers l’exposition « Soñar en La Habana », c’est-à-dire « Rêver à La Havane », inaugurée lors de la XIIIe Biennale de La Havane. Même si partout ailleurs, l’urbanisme est souvent une affaire de rêve ; dans le cas d’une ville qui a peu évolué au cours des 60 dernières années, ces rêves semblent être particulièrement déconnectés de la réalité. Déjà, en arrivant à la galerie de Proyecto Espacios, le Lab 26, on a l’impression de mettre les pieds dans une bulle coupée de la réalité cubaine. Une grande maison ultra-moderne au beau milieu du Vedado, blanche, géométrique et aérée, entourée d’un jardin tropical de manguiers, avec quelques meubles de design qui la décorent. L’exposition, comme le mobilier, est minimaliste. Au centre d'une salle d'exposition, trône une maquette en 3D de la Rue Línea.
L’équipe Espacios a placé une cinquantaine de marqueurs rouges le long de cette maquette pour indiquer là où ils ont imaginé des interventions architecturales. Autour de la maquette, sont affichées les images de ces micro-projets qui doivent transformer la Rue Línea en « Corridor Culturel » : pistes cyclables, cinémas en plein air, librairies modernes, parcs rénovés, pharmacies vitrées, mobilier public de design, aménagement des rives de l’Almendares… On imagine alors une rue qui ne ressemble pas à La Havane : trop contemporaine, trop propre, trop ordonnée... L’exposition provoque de nombreuses réactions. Certains sont émerveillés, d’autres sceptiques… Faut-il aspirer à cette Havane immaculée et ultramoderne ? Est-ce la bonne voie ? Ressemble-t-elle à La Havane éco-friendly dont rêvent les urbanistes étrangers ?
Pour les urbanistes étrangers invités aux rencontres « (In)soutenables Architectures », qui voient le potentiel unique de La Havane, le projet de Vilma Bartholomé semble presque trop timide et, dans un sens, ne va pas assez loin. Malgré les apparences, le projet ne fait pas assez rêver… La raison : l’équipe Espacios est conditionnée par une réalité où non seulement il y a peu de ressources à disposition mais aussi où leur marge d’action est extrêmement limitée.
En effet, c’est la première fois que Cuba permet à une entreprise d’architecture privée de concevoir et de mener à bout un projet d’urbanisme important. L’équipe doit agir avec précaution et modération : le gouvernement a peu confiance dans le secteur privé, fortement restreint et régulé. Il n'est pas prévu que des entreprises privées révolutionnent l’espace public. Si c’est l’intention de Proyecto Espacios, il faut qu’ils agissent petit à petit, sans trop expliciter leurs propos.
Donc, au lieu d’envisager des transformations à grande échelle, Proyecto Espacios a plutôt privilégié une approche d’« acupuncture urbaine », où une série de petites interventions constituent une grande intervention. La stratégie de Vilma Bartholomé est de présenter le projet comme un « projet culturel » plutôt qu’un projet d’ « urbanisme ». Elle intervient surtout « en surface » : refaire certains bâtiments, embellir les parcs et arrêts de bus et, au moins dans un premier temps, peindre les pistes cyclables et les élargissements des trottoirs sur les rues au lieu de les construire. L’idée est de faire des changements visibles qui montrent aux Havanais à quoi leur ville peut prétendre.
Le problème : Proyecto Espacios propose un projet plus immédiat qu'à long terme. La situation de pénurie et de difficultés économiques a conditionné le Cubain à penser plutôt à la survie et à ce qui peut se résoudre tout de suite. D’autant plus que, comme beaucoup de professionnels à Cuba, les jeunes architectes cubains ont tendance à quitter le pays dès qu’une opportunité se présente. Comment donc imaginer un projet d’urbanisme qui va prendre trente, voire cinquante ans pour se réaliser ?
Penser l'impossible : un tramway à La Havane ?
Les urbanistes étrangers encouragent les jeunes Cubains de Proyecto Espacios à être plus ambitieux. Ils proposent d’élargir l’horizon du projet, sans ces limites qui bornent les architectes cubains. Ils osent proposer ce qui est inimaginable pour ces derniers. Pourquoi ne pas ramener le tramway à Línea ?
Les Cubains sourient à la proposition. « Si les voitures datent des années 1950 et qu'on arrive à peine à entretenir les routes, comment pourrait-on financer un tramway à Cuba aujourd’hui ? ». Sous cet angle, la proposition de reconstruction de voies de tram pourrait paraître ridicule et fantaisiste. Pourtant, elle soulève un débat important qui pousse les urbanistes cubains à revoir leur réflexion. Peut-être faut-il se projeter au-delà de ce qui est tangible. Mais penser à un tramway à La Havane aujourd’hui est plutôt un prétexte pour repenser la configuration de l’espace urbain et son utilisation. Il faut d'abord redonner cette rue aux mobilités alternatives, en commençant par les piétons et les cyclistes.
Si l'on doit rêver, alors rêvons totalement ! Les urbanistes étrangers qui participent à cette rencontre donnent quelques conseils à l’équipe Espacios: l’élargissement réel des trottoirs, la suppression du terre-plein qui donne à Línea l’allure d’une autoroute, le resserrement des voies dédiées aux voitures, la mise en place de passages piétons…
Plutôt que de rendre la rue plus belle et moderne en surface, ils encouragent à une transformation de Línea sur le fond. Afin de savoir comment réorienter les usages des espaces publics de la rue, ils poussent leurs collègues cubains à analyser finement son tissu social, à observer les comportements sociologiques et relever la composition démographique de ses habitants et de ses passants. Surtout, ils pensent qu'il est nécessaire d'impliquer la population dans la conception du projet pour le rendre plus démocratique… Et aller jusqu’au bout des choses, avec beaucoup de patience et de résilience. Bien que ce soit essentiel pour tout plan d'urbanisme, c'est une nouveauté à Cuba et cela signifie qu’il est particulièrement important de bien poser les bases.
L’avantage est que le projet du Corridor Culturel est encore en construction, et Proyecto Espacios l’a exposé au public justement pour inviter chacun à contribuer à sa conception et le rendre plus fort. Ce dialogue avec des professionnels de différentes nationalités ayant des expériences de villes diverses (Détroit, Chicago, Mexico-city, Paris ou Bordeaux) est une vraie richesse pour les jeunes urbanistes du pays. Mais l’inverse est aussi valable : certes il permet d’élargir les horizons du projet, mais les urbanistes étrangers peuvent eux se confronter à de nouveaux espaces urbains comme celui de La Havane.
L’importance du premier pas
Dans le cadre des 500 ans de la ville, le projet du Corridor de Línea indique avant tout l’urgence de ces processus de réflexion autour de la régénération urbaine de la ville. Tôt ou tard, Cuba sera soumis aux flux de capitaux étrangers qui transformeront d'abord le paysage urbain. Le processus a déjà commencé. De plus, la ville et sa population souffrent déjà d’un manque d’entretien général, associé à de graves difficultés de mobilité et de logement… Il est donc urgent de repenser la ville pour la préparer à l’avenir.
Proyecto Espacios a ainsi profité d’une année-clé pour la capitale cubaine : entre la XIIIe Biennale d’Art et les 500 ans de la ville, Proyecto Espacios a pu décrocher des financements de l’Union Européenne et s'assurer du soutien des autorités cubaines pour intervenir. Et c’est ici la réelle innovation. Ce projet démontre que les architectes cubains peuvent intervenir dans leur propre ville, travailler pour la transformer et l’améliorer, et même soumettre ces transformations au débat public… C’est ainsi que, petit à petit, se construira une Havane contemporaine.
Et Vilma insiste sur ce thème en précisant que la simple existence de ces idées est plus importante que le contenu qui en découlera. « Les jeunes ont besoin d’imaginer leur ville, ils veulent avancer, et veulent être impliqués dans cette évolution ». S’ils achèvent seulement un quart des soixante-dix interventions imaginées, ce sera pour eux un premier pas vers la construction de leur ville de demain. Les obstacles peuvent être nombreux pour les urbanistes cubains, mais une chose est certaine : pour transformer une ville, il faut toujours commencer par rêver.
Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.