Cubanía tient à traduire et republier cet article d'Opus Habana pour une approche visuelle et ethnologique de la présence ethnique du monde arabe et de son influence sur la culture cubaine, qui se révèle - entre autres - dans divers représentants architecturaux de La Havane.
Cuba, comme plus grande île des Caraïbes, a toujours brassé des populations et cultures de nombreux continents. Au-delà des origines hispaniques et africaines, on retrouve à Cuba des traits de culture chinoise, française, juive, arabe et plus – il suffit de tracer les histoires de toutes les différentes vagues de migrations qui ont alimenté Cuba au cours des siècles. C’est pour cette raison que l’anthropologue cubain Fernando Ortiz parle de la culture cubaine en termes de « transculturation » : un mélange de culture qui crée un « ajiaco » – terme cubain pour désigner une soupe pleine d’ingrédients différents – de cultures. Cubanía vous propose ici un article, originalement publié dans la revue cubaine Opus Habana, qui explore les influences de la culture arabe à Cuba.
Bien que l’on ait beaucoup spéculé sur l'entrée d’Arabes à Cuba à travers l'expédition de Christophe Colomb, ce fait n'a pas été vérifié. Il est néanmoins probable que quelques morisques aient été enrôlés dans les équipages des trois caravelles colombiennes. Par contre il existe un témoignage documentaire de la Paroisse Majeure de La Havane, du baptême en 1593 d’un homme né en Berbérie, l’actuel Maghreb, destin partagé par des millions de morisques fuyant l'Espagne et sa persécution inquisitoriale. Selon le Libro de Barajas de la Cathédrale de La Havane :
...le lundi Premier novembre de cette année le Père Francisco Vázquez Carrión a baptisé Juan de la Cruz nouvellement converti N.L. qui [inintelligible] des parties de l'Afrique en Berbérie, son parrain a été le gouverneur Don Juan Maldonado Barnuevo.
Trois ans plus tard, la relation des esclaves débarqués de la galère San Agustín à La Havane rend compte de l'arrivée de certains venant du nord de l'Afrique, entre eux des Maures et des Berbères, ces derniers appartenant à un groupe autochtone non arabe de cette zone et pratiquants de l'islamisme. Datée de février 1596, la liste - trouvée par le prestigieux historien cubain docteur César García del Pino – mentionne 45 personnes portant des noms musulmans et leurs villes de naissance.
La diaspora mauresque vers Cuba a continué jusqu'à la moitié du XVIIe siècle, de telle manière que les autorités civiles et religieuses ont émis des plaintes sur cette « présence dangereuse » à La Havane. Bien que la majorité des Arabes débarqués sur les côtes cubaines soient esclaves, des hommes libres sont aussi arrivés, à savoir, des morisques convertis au christianisme, connus en Espagne comme « nuevamente convertidos ». Dans les deux cas, leur irruption à Cuba signifiait une violation de la législation officielle espagnole, qui interdisait explicitement l'entrée au Nouveau Monde « d'esclaves berbères, hommes et femmes, et d’autres personnes libres récemment convertis, des Maures et leurs enfants [...] car sur une terre nouvelle comme celle-ci, où la foi a été récemment implantée, il convient que l’on enlève toute occasion pour que l’on ne puisse pas ensemencer et publier en elle la secte de Mahomet, ni d’aucune autre offensant Dieu notre seigneur et préjudiciant Notre Sainte Foi Catholique… »
Nous appelons « immigration indirecte » cette présence mauresque qui arrive à Cuba à travers la colonisation espagnole, la première voie d’une empreinte arabe. Leur existence dans le pays était moins visible que ce qu’elle était probablement en réalité car ses membres étaient obligés de cacher leur véritable identité pour subsister dans la société coloniale.
L’immigration directe
Bien qu’il soit probable que certaines personnes naturelles d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient soient entrées sporadiquement à Cuba durant le XVIIIe siècle, ce n'est que vers la décennie des années 1870 que sont arrivés avec régularité des immigrants des ethnies arabes, originaires du territoire autonome du Mont Liban, de la province de Jérusalem, du Vilay, de Beyrouth et d'autres régions politico-administratives appartenant à l'Empire Ottoman. La crise économique et l'appauvrissement des artisans et des paysans arabes de ces secteurs ont déterminé qu’un grand nombre entreprenne une diaspora transocéanienne ayant comme point de mire les Etats-Unis. Après avoir réalisés des escales dans des ports européens, certains débarquaient dans des ports cubains, et d'autres régions d'Amérique, souvent définitivement. Un échantillonnage de la période 1906-1913 prouve que 30% des Arabes qui sont arrivés à Cuba – sous la dénomination de Syriens, d’Arabes, de Turcs et d’Égyptiens – provenaient de Turquie Asiatique, c'est-à-dire des territoires arabophones sous tutelle ottomane.
Les escales les plus communes du trajet étaient la Corse (8,95%) et l'Espagne ; les Iles Canaries et les Iles Baléares (7,95), alors que d'autres passaient par Porto Rico (20,48), le Mexique (16,97) et les États-Unis (11,62%). Seulement un pourcentage minoritaire de ceux qui sont arrivés, était déjà venu à Cuba.
L'entrée se produisait, fondamentalement, par La Havane et Santiago de Cuba, des villes où les immigrants arabes ont formé une significative infrastructure sociale de quartier avec la création de sociétés bénéfiques et culturelles, de presse périodique, de commerces et d'une activité religieuse organisée.
Entre 1885 et 1890 il existait déjà un établissement discret dans les anciens quartiers coloniaux havanais de San Nicolás, Chávez, Guadalupe et Jesús María, qui avaient comme nerf principal la Calzada del Monte. Dans les livres baptismaux de la Paroisse de San Nicolás (aujourd'hui San Judas Tadeo et San Nicolás) on constate la résidence, dans sa zone pastorale, des familles Pichara, Selemon, Gabriel, Yaponch…, provenant en majorité du Liban et quelque unes de Palestine. À Santiago de Cuba, en 1891, ont eu lieu des mariages ethniques entre les immigrants, dont bon nombre habitaient le quartier Tivoli.
Ceux qui entraient par le port havanais étaient enregistrés dans l’Apostadero (Station Navale) et, ensuite, internés dans le Camp des Immigrants de Triscornia (situé à Casablanca), où ils devaient se soumettre à des examens médicaux, communiquer le nom de la personne qui les réclamait (généralement un compatriote déjà établi à Cuba) et déclarer leur site de résidence aux autorités douanières.
Quant à l'aspect économique, les statistiques apportées par le Secrétariat des Finances de la République de Cuba entre 1904 et 1928 montrent que les immigrants arabes n'étaient pas considérés les plus pauvres, plus de 75% payaient leur voyage, sans dépendre d'autres personnes ; même, plus de la moitié possédaient, comme condition pécuniaire, une somme supérieure à 30 pesos, une quantité significative à l'époque. Les conditions physiques étaient généralement bonnes. Des indices démontrent que la maladie la plus commune était la tracomatosis, une pathologie visuelle contagieuse. D'autres statistiques indiquent la corrélation des sexes et l’état civil des immigrants. Entre 1906 et 1928, 10 652 hommes et 2427 femmes sont entrés dans le pays ; de ce total seulement 3863 étaient mariés et 9526 étaient célibataires. Malgré cela, lors des six premières décennies de l'immigration, les mariages endogamiques ont prédominé à Cuba, à savoir, les émigrants arabes choisissaient une compatriote pour leur mariage, qui dans certains cas était un membre de leur famille.
Parmi les couples, la majorité était des mariages entre des personnes du même village, une tradition largement étendue. Dans le cas des Libanais enregistrés par le Ministère d’Outre-mer du Liban vers le milieu du XXe siècle, 69,5% étaient des couples d’un même village.
Cette tradition a contribué à maintenir, dans une certaine mesure, la stabilité des colonies arabes dans une première période. Toutefois, à partir de la première génération des descendants, il y eut une tendance à l'augmentation des mariages avec d'autres représentants d’ethnies cubaines.
La gamme des métiers
Contrairement à la main-d’œuvre haïtienne, aux Indiens orientaux et à d’autres immigrations qui sont venu travailler à Cuba sous un régime de contrat dans les centrales sucrières, les levantins exerçaient librement des activités commerciales. Dans leurs propres villes d'origine ils avaient déjà pratiqué une infinité de métiers, entre lesquels nous soulignerons l’agriculture, le commerce et les aides journalières.
Dans le cas de l'immigration libanaise – la nationalité arabe majoritaire à Cuba – la composition professionnelle est difficile à déterminer car la majorité de ses représentants sont enregistrés sous la dénomination ethnique Turque et Syrienne. Toutefois, il semble que les commerçants abondaient ; il est possible qu’en tant qu’agriculteurs dans leur pays d'origine, ils avaient émigré des villages vers les faubourgs et les villes, où – n’ayant pas réussit leur exode - ils ont dû se résigner à l'émigration transatlantique. Il n'est pas moins certain qu'un nombre significatif de Libanais ait aussi exercé des métiers comme, paysans ou employés.
Pour leur part, les naturels de Palestine étaient la plus grande représentation d'agriculteurs. Parmi les Arabes palestiniens qui sont arrivés à Cuba entre 1923 et 1928, on trouve des agriculteurs (45%), des journaliers (33%) et des commerçants (8%). Le reste des métiers était partagé par des imprimeurs, des étudiants, des ferblantiers, des marins et des cordonniers, en plus d’un groupe sans occupation, formé par des femmes et des enfants (13%).
Cuba était très favorable au commerce. Une population dévastée par de nombreuses années de guerre contre l'Espagne et une économie qui nécessitait de nouvelles sources de travail, a rendu propice le développement des activités marchandes à petite échelle. Les Arabes ont pu faire des incursions, sans contretemps, dans la sphère de vente de produits textiles, premièrement comme vendeurs ambulants, ensuite comme propriétaires de petits magasins et, finalement, comme grossistes et importateurs. Ce type de tâche augmentant dès les années 20 suite à l'arrivée de Juifs émigrés de Russie et de Pologne, aura pour conséquence qu’on baptisa inadéquatement les Syriens, les Libanais et les Palestiniens avec le terme de « polonais », appliqué par la population cubaine à tout étranger qui développait des activités de ventes en gros.
Spécifiquement, dans le commerce ambulant, les levantins ont trouvé une option qui rivalisa avec les commerçants d'origine hispanique. Ils exerçaient même cette occupation dans les villes escales. Ils achetaient des coupons de tissus bon marché et, profitant du métier de couturier de certains immigrants, ils confectionnaient des vêtements et les vendaient en porte-à-porte.
Déjà en date du 19 mars 1883, les Actes Capitulaires de la Mairie havanaise font foi de la vente ambulante de marchandises par des immigrants d'origine arabe :
Rendu compte d'une instance de Don Jorge Cattan, naturel de Palestine, demandant qu’on lui concède comme grâce pour manquer totalement de ressources pour retourner dans son pays, une licence pour établir une vente d'effets de Jérusalem par le terme d'un mois au numéro 45 de la rue Obispo et l'Exc. Mairie a déclaré qu'il n'est pas dans ses facultés de dispenser les contributions, et dans un tel concept on rend la licence à l’intéressé s’il le souhaite ainsi en créditant la contribution qui correspond avec la préalable classification du corps de métier respectif.
Cependant, ce n'est qu’en 1899 qu’apparaît l’enregistrement d’un commerçant levantin dans les guides commerciaux cubains : Luis Azar, résident au numéro 136 de la rue Monte, entre les rues Ángeles et Indio, natif de Jérusalem et de foi chrétienne. Azar administrait une soierie, seconde étape de son activité pour ce commerçant arabe, à savoir, ouvrir un local permanent pour la vente d'objets de soie et d'autres types, broderies, quincaillerie…
Parmi les premiers commerçants arabes de la capitale cubaine nous soulignerons aussi le Libanais Gabriel M. Maluf qui, en 1907, dirige le magasin d'articles de soie et de quincaillerie La Verdad, situé au numéro 7 de la rue Egido. Parallèlement, en 1909, dans la ville de Santiago de Cuba, on enregistre déjà les entreprises « Abdala y Hadad » et « Cremati y Chediak », comme importatrices d'articles de soie et propriétaires de quincaillerie.
Dans une analyse sur le comportement des immigrants arabes de la sphère professionnelle dans 17 villes de Cuba durant l'année 1927, on observe que le tiers des catégories était couvert par des entrepôts et des magasins de tissu et de soierie, à côté des magasins de vêtement pour hommes. À cette date, Cueto, Holguín et Santiago de Cuba secondaient La Havane quant à la densité des commerçants arabes.
Malgré la majorité de commerçants présents dans la structure professionnelle des arabophones chrétiens et musulmans, tout laisse penser que – dès la fin du XIXe siècle – des jeunes immigrants du Liban, de Palestine et de Syrie sont inscrits dans les classes universitaires cubaines pour exercer le journalisme, la médecine, l'ingénierie et d’autres carrières.
Entre les premiers étudiants de médecine d'origine arabe du XXe siècle nous soulignerons Juan B. Kourí et, postérieurement, son frère Pedro, un éminent parasitologue natif de Puerto Príncipe, Camagüey.
La mosaïque religieuse
Les Arabes ont apporté à Cuba, au moins nominalement et individuellement, leurs diverses confessions, propres du monde multi religieux du Moyen-Orient. Ainsi, par exemple, approximativement 58% des Libanais appartenaient à la communauté chrétienne maronite, en provenance, dans sa majorité, des régions montagneuses du Liban. Un autre important noyau a été celui des pratiquants du rite grec orthodoxe. Des musulmans sunnites et chiites se sont également installé, ainsi que des fidèles – bien qu’en petites quantités – du rite grec catholique, des Syriens catholiques et des Druses.
Vers la fin de la décennie des années trente, et jusqu'en 1952, Juan Kourí Aramouni célébra des messes dans la paroisse de San Nicolás, c’est peut-être le prélat libanais le plus significatif à Cuba. Ce visiteur apostolique prit part à la mise en place de l'image de Saint Maron – le patron des paroissiens maronites de cette église, aujourd'hui appelée San Judas Tadeo et San Nicolás –, ainsi qu’à l'inauguration, en 1943, du panthéon de la Société Libanaise de La Havane, dans le Cimetière de Colón. Postérieurement, les chrétiens arabes de La Havane comptèrent sur les services religieux des révérends maronites Juan Elías Korkemas (1952-1955) et Boutros Abi Karam (1955-1958).
Malgré cette ampleur confessionnelle, la mosaïque religieuse des immigrants arabes se dissipait graduellement suite au processus d'assimilation de ce groupe ethnique à l'ethnos nation cubaine, jusqu'au point que les générations de descendants, dans leur majorité, ne pratique pas le rite de leurs ancêtres. Cependant, ils conservent certaines nuances de caractère psychosocial et idiosyncrasique, ainsi que certaines coutumes culinaires, quand les conditions sont requises pour leur préparation.
L’empreinte indélébile
Le nombre de cubains descendants d’arabes n’est pas connu, bien que des estimations orales parlent de 50 mille. Les 600 noms de famille, approximativement, présents dans la population cubaine constituent un indice de leur existence, de l'héritage et de la vigueur de cet important processus migratoire.
Évidemment, nous devons différencier les apports ethniques de l'immigration directe et les éléments culturels arabes transmis à travers la culture hispanique qui sont présents dans la culture cubaine, et qui ne dépendirent pas nécessairement du mouvement migrateur des deux derniers siècles.
Ainsi, un grand nombre d'arabismes présents dans le langage populaire cubain vient de l'étape coloniale primitive, étant le langage hérité des colonisateurs espagnols qui – aussi – ont adopté ces mots du mélange ethnoculturel de huit siècles entre Arabes et péninsulaires. L'expression ojala, par exemple, est le dérivé castillan de wa allah, une phrase typiquement musulmane qui signifie « Plaise à Dieu ».
L’indélébile empreinte arabe à Cuba est maintenant sauvegardée, comme une vieille dette antillaise avec une importante et impérissable civilisation.
Dédiée au patrimoine historico-artistique depuis 1995, « Opus Habana » est la revue institutionnelle de la Oficina del Historiador (Bureau de l’Historien) de La Havane, acteur principal du chantier de restauration de la Vieille Havane, déclarée Patrimoine de l’Humanité en 1982 par l’UNESCO. A caractère quadrimestriel et avec un tirage de 3000 exemplaires, « Opus Habana » est dirigée par Eusebio Leal Spengler, l’Historien de La Havane en personne. Alors que la tendance était à l’économie et la survie dans les années 1990, Eusebio Leal Spengler a su tirer partie des difficultés du pays et obtenir de Fidel Castro une certaine autonomie qui, conjuguée à un extrême talent, lui a permis de transformer la Oficina del Historiador en une véritable entreprise: hôtels, restaurants, boutiques, musées, chantiers de restauration voire de construction etc. « Opus Habana », comme l’Historien, se consacre donc au patrimoine culturel, et en particulier à la réhabilitation de la Vieille Havane. La revue rassemble des intellectuels de prestige, architectes, historiens, sociologues, écologues etc. qui collaborent régulièrement à sa publication, tant dans sa version papier que dans sa version numérique. « Opus Habana » est aujourd’hui une référence, consultée par un public national et étranger. En outre, la présence notable d’artistes plastiques de renommée, notamment en raison de leur contribution aux couvertures et différentes illustrations, en fait également une référence incontournable de l’actualité dynamique et hétérogène des arts plastiques cubains. Voir site internet : http://www.opushabana.cu/