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Daymé Arocena : « Le jazz me fait sentir libre »

Entretien avec un jeune espoir du jazz à Cuba

Auteur:
Marleidy Muñoz
Date de publication:
23 février 2018

Qui est cette jeune fille aux pieds nus qui chante en français et anglais ? Avec une nomination au Grammy 2018, on dit qu'elle représente l'espoir du jazz cubain contemporain.

Notre rencontre a duré à peu près trois heures. Daymé a toujours quelque chose à dire sur la musique cubaine, sur l’art, sur l’inspiration. Les spectateurs trouveront sur la scène une femme simple et spontanée qui a le sourire aux lèvres. Le même sourire avec lequel elle nous a souhaité la bienvenue et nous a dit au revoir.

Elle s’est produite sur des scènes internationales de renom, dont le club Le Duc des Lombards (Paris) et St. Pancras Old Church (Londres). Elle a participé au Worldwide Festival, au Peter Barakan’s Live Magic Show et au London Jazz Festival, organisé au Barbican Centre de Londres. Or, ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle commence à être connue à Cuba.

Sa carrière artistique débute avec succès en 2015. Son premier album Nueva Era a été classé parmi les cinquante meilleurs disques de l’année par la National Public Radio (NPR) des États-Unis. D’après le journal britannique The Guardian, Daymé Arocena est « la meilleure chanteuse jeune de Cuba ». Cubafonía, son récent CD, a été considéré par le journal espagnol El Mundo comme « le plus remarquable de la musique cubaine depuis l’époque de Compay Segundo ». La production phonographique Oddara, à laquelle elle participe, a été nominée au Grammy 2018 pour le meilleur album de latin jazz.

Daymé Arocena interprète La Rumba Me Llamo Yo de son album Cubafonía avec son groupe

La chanteuse cubaine Daymé Arocena interprète La Rumba Me Llamo Yo de son album Cubafonía avec son groupe.

Daymé Arocena, jazz, concert live

Dans son petit appartement, l’interprète, âgée de vingt-cinq ans, nous reçoit devant son autel et sa guitare.

Il s’agit d’un immeuble aux dimensions modestes situé à proximité de la place de la Révolution, à La Havane. Accrochés à un mur, des souvenirs, tels que des photos en compagnie de Pancho Céspedes et d’autres musiciens amis qui l’accompagnent toujours sur la scène, des pochettes de ses disques… impossible d’y accrocher quoi que ce soit.

Daymé chante avec passion. Une passion que l’on découvre dans les paroles de l’un de ses derniers titres : « Je m’appelle la rumba… », qui fait penser à quelqu’un qui a besoin de se frayer la voie, de se développer aussi bien intérieurement qu’extérieurement.

En buvant du thé et faisant preuve de la spontanéité et du charisme qui la caractérisent sur la scène, et en dehors de celle-ci, elle offre des détails exclusifs à Cubanía sur son évolution artistique et sur ses nouveaux projets.

Raconte-nous un peu sur ton parcours dans l'enseignement artistique à la Havane...

Je n’ai jamais eu les conditions physiques requises pour faire des études de musique. Je souffrais d’une déviation du bras et de bégaiement. J’ai essayé tous les instruments mais je n’ai pas réussi aux examens ; en revanche, j’obtenais le maximum de points aux épreuves de musicalité.

Mes parents ont alors décidé de m’amener au conservatoire Alejandro García Caturla, à La Havane, où j’ai passé avec succès l’examen de direction chorale. Ce n’est que plus tard que les professeurs se sont aperçus de mes difficultés.

Plusieurs médecins m’ont examinée, et de l’avis de tous, je devais quitter le conservatoire. Mon bras n’était pas en mesure de supporter la charge et mon bégaiement persistait.

Entre l’âge de 8 ans et 10 ans, j’ai subi des examens médicaux et j’ai fait pendant quelques mois des exercices de rééducation. Or, je ne pensais qu’à chanter, même si tous me demandaient d’y renoncer.

Un peu plus tard, lors des examens de passage du niveau élémentaire au niveau secondaire, mes résultats ont été les meilleurs de la classe. C’est à ce moment que j’ai compris que dans la vie on atteint l’objectif qu’on s’était assigné. Je me suis sentie invincible ».

En plus de sa voix puissante, Daymé compose aussi ses chansons. Quel que soit le genre, « le jazz l’emporte toujours ». C’est un point de liaison entre les racines africaines, la foi et la formation académique.

Avant d’intégrer le Big Band de l’école Amadeo Roldán, il ne m’est jamais venu à l’esprit que j’interpréterais du jazz. Le groupe avait besoin d’une chanteuse et comme j’ai toujours été osée, lorsqu’on m’a proposé cette possibilité, je n’ai pas hésité une seconde. Je me souviens des premières chansons que j’ai interprétées : My Funny Valentine et Bye Blackbird.

On m’a remis la partition, je me suis mis au piano et je n’ai eu aucune difficulté pour improviser. Comme je bégaie, l’improvisation me permet de m’exprimer comme je le fais d’habitude. « Le jazz me fait sentir libre et favorise une disposition particulière de l’esprit ».

Alors, pourquoi ta carrière discographique débute-t-elle à l’étranger ?

Je rêvais toujours d’interpréter mes compositions. Le chemin a été dur. « On me conseillait de chanter des boleros, d’interpréter des chansons de la trova, de Silvio Rodriguez et de Pablo Milanés. » De l’avis de certains producteurs et musiciens qu’elle connaissait, une chanteuse de jazz n’était pas un pari sûr.

Une fois diplômée du niveau secondaire, j’ai quitté La Havane pendant deux ans pour donner des cours dans une autre province. À Cuba, en contrepartie de la gratuité des études, les diplômés effectuent un service social. Je voyageais tous les jours des centaines de kilomètres pour regagner la capitale où le groupe Alami, formé seulement de femmes et fondé par moi en 2012, se réunissait le soir pour les répétitions.

Nous avons passé à trois reprises des auditions devant des représentants d’agences artistiques, mais leur réponse était toujours la même : on ne recrute pas de nouveaux musiciens. Nous n’avons jamais compris. Nous étions toutes des diplômées des académies d’art.

En 2013, la saxophoniste canadienne Jane Bunnett m’a invitée à intégrer le projet Maqueque, nominé maintenant au Grammy, et qui ressemble beaucoup à Alami.

Lors d’un spectacle du rappeur underground Barbaro, El Urbano, j’ai appris qu’il y aurait une audition pour le projet Havana Cultura, avec la participation de la société française Pernod-Ricard, et à ma surprise, j’ai été sélectionnée. Grâce au producteur Gilles Peterson, j’ai intégré le Brownswood Recordings Catalogue et fait mes premiers pas au début de 2015 dans le spectacle The Havana Cultura Sessions.

J’étais à Londres dans le cadre de ce projet discographique. Un beau jour, à Brownswood, on me demande si j’étais intéressée à enregistrer certaines de mes chansons. J’ai accepté volontiers. Après la quatrième chanson, on me propose de signer un contrat comprenant cinq disques. C’est ainsi que tout a commencé. Il reste encore deux disques à enregistrer en vertu de ce contrat. Je suis heureuse, l’inspiration, j’en ai en trop. J’ai toujours eu foi en la musique.

Quelle est la principale caractéristique de Cubafonía, ton disque le plus récent ?

À la différence des précédents, cet album a pour but principal de rendre hommage à des rythmes et genres autochtones de la musique cubaine.

J’ai participé à des séances d’enregistrement dans trois pays différents, accompagnée d’un grand nombre de musiciens. D’abord à La Havane, aux studios Abdala ; puis, les voix ont été enregistrées à Los Angeles, avec l’accompagnement d’un orchestre à cordes états-unien, dirigé par Miguel Atwood-Ferguson, et le processus de mastering a eu lieu à Londres.

Nous n’étions pas intéressés à enregistrer un disque au goût d’il y a soixante-dix ans. Nous faisons partie de la nouvelle génération de musiciens cubains et je voulais que cette production reflète nos sons avec un profil plus universel.

Je suis préoccupée par le fait que Cuba n’est pas en mesure de produire des disques avec la rapidité requise. Lorsqu'on signe un contrat avec un label étranger, il faut enregistrer des disques tous les ans et réaliser des tournées. Nous sommes encore en train d’apprendre à nous insérer dans ce monde. À mon avis, Cuba doit suivre ce rythme, et je crois qu’on est sur la bonne voie.

Les Cubains sont une source inépuisable de musique qui doit être écoutée et montrée et qui doit s’ouvrir au monde. Pour ce faire, l’industrie doit se développer un peu plus.

Quels sont les artistes qui t’inspirent le plus ?

Du point de vue de l’interprétation, Nina Simone et La Lupe ; côté composition, Marta Valdés. C’est avec elles que je m’identifie le plus. J’aime beaucoup écouter Tom Jobim et Bola de Nieve, qui sont très proches de moi et de ce que je fais ; ils étaient des créateurs honnêtes qui composaient selon leurs goûts et leurs sentiments. Ils s’exprimaient en toute liberté (comme Nina et La Lupe), et leurs présentations étaient fidèles à leur manière d’être. Ils pouvaient être aimés ou pas, mais ils ne faisaient jamais des concessions. Je ne peux pas renoncer à être honnête envers moi-même pour faire plaisir à qui que ce soit.

Quelles sont les scènes internationales qui ont marqué ta carrière ?

Londres, en premier lieu. C’est mon deuxième foyer, l’origine de tous mes disques. C’est le siège de Brownswood Recordings, mon label discographique, c’est la source de tout. Là, j’ai participé à des festivals comme WOMAD et Glastonbury, des événements qui diffusent les musiques du monde, qui ont un grand pouvoir de convocation et auxquels participent un grand nombre d’artistes.

Puis, la France, siège d’Havana Cultura. C’est là qu’ont lieu des festivals de jazz très importants, dont Jazz à Vienne, et World Wide Festival.

En troisième lieu, les États-Unis, mon principal marché, où les ventes ont été fabuleuses. Je m’y suis produite plusieurs fois dans des villes comme Los Angeles, New York et la Nouvelle-Orléans.

En quatrième lieu, Tokyo, une ville qui m’a séduite à l’instant. Ça a été comme un choc culturel ; nous apportions quelque chose de différent à cette culture particulière. J’ai donné des concerts dans tous les circuits du Blue Note.

Enfin, je me dois de mentionner deux pays latino-américains qui m’ont profondément marquée. Le Chili, tout d’abord, car c’est là où on a joué les titres de Cubafonía pour la première fois, avec la participation d’Ana Tijoux, une fameuse chanteuse chilienne ; le Brésil et le SESC Pompeia de Sâo Paulo, où j’ai pu constater personnellement pour la première fois que les billets d’entrée pour mes concerts avaient été vendus deux mois à l’avance. Je m’y suis produite deux fois devant huit cents personnes très enthousiastes.

Notre rencontre a duré à peu près trois heures. Daymé a toujours quelque chose à dire sur la musique cubaine, sur l’art, sur l’inspiration. Les spectateurs trouveront sur la scène une femme simple et spontanée qui a le sourire aux lèvres. Le même sourire avec lequel elle nous a souhaité la bienvenue et nous a dit au revoir.

traducteur:

Fernández-Reyes

Cubanía

Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.

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