Cuba, la réalité d'ici ou la trilogie des crises
L'économie, la société et l'idéologie à Cuba
Entre enfer et paradis, Cuba comme on pense la voir en quelques lignes... En effet, qu'on soit pour ou contre, qu'on y ait passé quelques semaines de vacances ou vécu la moitié de sa vie, Cuba continue d'étonner, d'interroger, de surprendre ou d'émouvoir.
« On la déteste autant qu'on l'aime » disait un jour la journaliste Sara Roumette qui avait décidé de s'installer à la Havane. Elle en est depuis revenue.
Où en est Cuba en 2020 ? Après les années fastes de publicité, entre les allers-retours de présidents, de princes, de ministres de tous pays, les papes, les acteurs américains, les visiteurs de marque et autres croisiéristes de prestige... Cuba va-t-elle retomber dans l'oubli ?
La Grande île n'aura pas le temps de se retourner, l'administration américaine ayant décidé de la mettre une fois encore sur le devant de la scène. Et bien à ses dépends cette fois-ci.
Combattre la crise idéologique
« Demain, c'est le 26 juillet et je dois lire un poème devant l'ensemble des autres employés ». Difficile à comprendre pour une entreprise occidentale. Ce jeune avocat, spécialiste des relations commerciales internationales avec les pays non-alignés, embargo oblige, explique son devoir pour la fête nationale.
En fin de journée et avant que tout le monde ne quitte le bureau, il prendra la parole et récitera... par cœur le poème cher au cœur du Comandante, Ya estamos en combate, c'est à dire « nous sommes déjà au combat ».
Si l'on ressort des bibliothèques les lignes combattantes de Raúl Gómez García, comme au plus haut des années de lutte, c'est sûrement parce que les piqûres de rappel des valeurs révolutionnaires sont devenues indispensables. Difficile aujourd'hui de croire que tout est blanc à Cuba dans un monde où tout est noir... ou inversement.
Et quid de ce militaire, aux premières loges de la la Comandancia de Fidel et fier d'avoir été dans la Sierra l'Aide de Camp d'un des plus grands. Aujourd'hui, dans le bureau de sa villa cossue du Vedado, il parle du nombre important de pays totalitaires et colonialistes dans le monde, France et Angleterre en tête.
Mais à la question de savoir s'il comprend que ses 17 petits-enfants ont tous émigrés, principalement vers Miami, il se contente en re-servant de son whisky millésimé, de conclure tout simplement « les temps changent ».
L'avènement des réseaux sociaux
Quand les réseaux sociaux ouvrent le monde au monde, Cuba n'est pas en reste. Si jusqu'alors, les sports nationaux étaient la pelota et les dominos, on peut ajouter aujourd'hui à la liste « la connexion Internet ».
Officiel ou non, trafiqué ou pas, lent ou très lent, suivre la toile est la partie jouée par toute la population. Les vacanciers sont surpris : dans les années 80 on se réunissait au coin des rues pour surveiller et dénoncer, dans les années 2000, on se contentait d'échanger et sûrement de rêver, mais aujourd'hui, on s'aligne assis par terre pour se connecter.
Dans les parcs, sur les paliers des immeubles, dans les halls d'hôtels, tout le monde parle à son téléphone. Et forcément, on échange avec l'ailleurs, et certainement pas pour parler des idéaux de la Révolution. Ainsi va le monde, celui de Cuba, qui tangue entre hier et aujourd'hui, entre fierté et lassitude.
Quelques mouvements, rares et essentiellement à la Havane, apparaissent pour sortir des idéaux et simplement faire « ce qu'on a envie ».
L'évènement n'a que quelques semaines : une manifestation pro-LGBT autorisée sur le Prado qui devait se terminer à l'intersection du Malecón. Les organisateurs n'ont rien écouté et ont choisi de poursuivre leur route. Tout est alors parti de travers et en quelques minutes.
Ces fameux travers et l'intervention des forces de l'ordre se sont alors retrouvés relayés des milliers de fois sur les réseaux sociaux, Facebook en tête. Tout est revenu en ordre très rapidement et les manifestants d'abord arrêtés par la Police, ont rapidement été renvoyés chez eux... l'idéologie a ses limites, celle de la tranquillité.
Jusqu'à quand ? Dieu seul le sait... et justement en parlant de Dieu, lorsqu'on demandait quelques années en arrière, ce qui se passerait à la mort de Fidel... eh bien la plupart des Cubains répondaient « on l'enterrera ».
Ce sont, sur ce point, de grands visionnaires puisque c'est exactement ce qui s'est passé, avec peu de changements apparents notables. Juste le besoin de se remémorer quelques idéaux et de demander à leur plus grand défenseur de les rappeler à ceux qui auraient encore des doutes.
Enrayer la crise économique
« Le dernier œuf de la Havane ». Une photo était postée sur les réseaux sociaux, avec cette légende à quelques jours de Noël quand, à l'arrière d'une cuisine de restaurant, on avait découvert un œuf... seul... au milieu d'une boîte vide de 24.
Il faut dire que depuis 3 semaines, les œufs avaient disparu de la capitale cubaine. Adieu les flans (dessert devenu national), les omelettes (obligatoires dans les petits déjeuners des casas particulares) et autres plats un peu élaborés.
Un représentant du gouvernement l'avait alors clairement expliqué à la télévision : « les poules sont stressées. » Et l'explication a paru suffisante, habituée qu'est la population à voir apparaître et disparaître les produits de consommation courante.
Suffisante et risible si on ne parlait pas en décembre des œufs, en mars du poulet... et après ? Ahhhhh le bloqueo !
Mis à toutes les sauces, il freine évidemment le développement économique de l'île, et ce depuis 1962 ce qui en fait le plus long embargo commercial de toute l'histoire contemporaine... et aurait coûté à Cuba quelques 760 milliards de dollars.
Alors, quid de l'économie ? Le Président le répète, il faut produire ou plus précisément « moderniser le modèle social et économique du pays tout en maintenant les valeurs de la révolution socialiste ». D'accord, mais comment ? Là est tout le problème...
Le système économique est au ralenti, les moyens de production archaïques et aucun pays n'est enclin à donner un coup de pouce, même si l'envie d''investir est bien là.
Encore ce blocus ! Car celui qui échangera avec Cuba se verra définitivement fermer la porte du marché américain. Tout simplement... et le jeu n'en vaut pas la chandelle... « la raison du plus fort », pourrait-on dire.
Cuba à la merci de Trump
La loi s'appelle Helms-Burton et avait été rédigée par les avocats de la maison Bacardí... les amateurs de rhum comprendront. Si depuis 23 ans, le monde entier, et surtout la population cubaine, s'y était habituée, c'est l'activation de son titre III qui fait aujourd'hui grincer des dents du côté de la place de la Révolution.
En effet, en mai 2020 et pour faire court, toute entreprise américaine se sentant spoliée dans ses intérêts économiques par le triomphe de la Révolution de 1959 peut porter plainte contre l'utilisateur actuel desdits « moyens de production ». L'entreprise en cause, quelque soit sa nationalité, pourrait se voir demander « réparation »...
Ce sont des milliards de dollars prévus pour réparer ce qui fut un changement de régime. Un peu comme si les descendants des bourbons ou des capétiens demandaient réparation pour la nationalisation de Versailles ou du Louvre.
Hélas, tout cela est très sérieux, la motivation de l'administration Trump étant la même que vis à vis de l'Iran. Et ce sont d'abord les chaines hôtelières internationales (par exemple Meliá qui gère le Habana Libre, ex Habana Hilton) qui pourraient en faire les frais utilisant les structures d'hébergement quasiment toutes américaines avant 1959. Et tout cela est-il bien légal ?
La vraie question à se poser est de savoir qui décide des lois dans le monde et de leur légalité. Et là, l'Union Européenne tente de manifester sa désapprobation et de monter au créneau.
Après Cécilia Malmström, commissaire européenne au Commerce, c'est au tour de Fédérica Mogherini, chef de la diplomatie de l'UE de se plaindre... Mais alors ? …. hum, « alors rien ! », est-on tenté de répondre... La plupart des banques refuse tout transfert, et tout contact avec Cuba, devenue la peste... et le recours à l'OMC semble du même effet qu'un coup de couteau dans l'eau.
Le président américain est tout puissant, il aurait parler de « rayer Cuba de la carte du Monde » tout simplement... la version officielle est de permettre une transition démocratique sans Castro. Avoir un avis, c'est se positionner de manière intransigeante du côté du Pour ou du Contre...
Alors à Cuba pendant ce temps là... la crise économique s'installe, avec ses restrictions, comme en temps de guerre... cela rappelle aux Cubains les tristes années de la Période Spéciale décrétée par Fidel à la chute du bloc soviétique. La ministre du Commerce, Betsy Díaz Velásquez l'a précisé il y a quelques semaines : « différentes formes de rationnement seront utilisées pour remédier à la pénurie d'aliments de base ».
En attendant, Cuba construit... des hôtels... 23 chantiers sont en cours en 2020 à la Havane. Remplacer les hôtels ex-américains par des constructions neuves 100 % révolutionnaires... pourquoi pas ?
Comment limiter la crise sociale ?
Pendant ce temps-là, alors que l'économie se dégrade et que l'idéologie se relâche, la société se scinde, toujours un peu plus. D'abord et c'est historique, il y a la capitale et les autres provinces. « Cuba, c'est la Havane le reste c'est du gazon ». C'est ainsi qu'on qualifiait le pays déjà dans les années 50, du temps de Batista, quand il y avait alors plus de téléviseurs par habitant à la Havane que dans la France du Général de Gaulle.
Le triomphe de la Révolution a voulu modifier la situation et le gouvernement a tout fait pour obtenir une société égalitaire : culture, éducation, santé, revenus... le socialisme tropical a permis à des centaines de milliers de Cubains de devenir les égaux des plus nantis d'entre eux.
Le fait que le père de Fidel et Raul, pourtant à la tête de quelques 10.000 hectares de terre n'ait jamais su ni lire ni écrire a sûrement été un accélérateur de la pensée castriste.
La double monnaie : CUC et CUP
Et puis le tourisme des années 90 est arrivé. Ce « mal nécessaire » comme l'a d'abord décrit le Comandante a pris d'assaut les lieux mais surtout les esprits. D'abord fierté des Cubains qui se targuaient d'avoir les chauffeurs de taxi les plus intelligents du monde (ils étaient déjà médecins ou professeurs), l'emploi des plus instruits, des mieux formés est devenu le fer de lance de l'industrie touristique.
En 2020, [NDLR : l'article a été écrit antérieurement à la suppression du CUC en janvier 2021] le président d'un des plus grands groupes cubains, à la tête de quelques 22.000 employés gagne 8000 CUP par mois, soit 320 CUC ou USD, l'équivalent d'à peine 300 euro. Une secrétaire en retraite va toucher un peu plus de 200 CUP (8 euro), 250 pour un militaire du MINFAR, les fameuses forces armées révolutionnaires, soit environ 10 euro. Le tarif de la lutte armée n'est plus ce qu'il était.
Dans un pays où « officiellement », le coût de la vie est faible (en 2020 : 10 CUP par mois pour l'électricité, 5 pour l'eau, 10 pour le téléphone, pas de loyer ou si peu), l'équilibre est bon et la vie serait possible et paisible. En euro, ce sont quelques 80 centimes d'euro de charges mensuelles.
Mais c'est sans compter le déséquilibre produit par toutes les mesures tentant de privatiser une partie du système pourtant initialement prévu pour booster l'économie. D'abord on a mis en place la double monnaie (il y a ceux qui possèdent des CUC - équivalent - dollars et les autres), puis le temps des licences privées et enfin le développement anarchique des casas.
Dans les bars branchés de la Havane, on trouve ainsi au service des vacanciers, des avocats, des médecins, des chercheurs nucléaires, des diplomates puisque là, tout se règle bien loin de la monnaie nationale.
Ainsi, que dire de ce bar parmi les mieux notés de TripAdvisor, et dont l'équipe des 6 serveurs, au complet, sont avocats. Ils sont donc issus de la même université que Fidel, et mieux encore puisque tous sont passés par l'IPVCE, le fameux lycée Vladimir Illich Lenin, spécialisé dans un programme d'excellence en sciences exactes... Lorsque le service des mojitos devient le plus juridique du monde.
Pourquoi une telle passion pour le tourisme ? C'est surtout pour les CUC qu'il rapporte. Un serveur de bar va gagner en moyenne 40 CUC par jour (35 euro) en travaillant 2 journées suivies de l'équivalent en repos. C'est un peu partout, la règle de La Havane. On gagne ainsi 600 CUC de salaire mensuel, sans impôt, l'équivalent de 500 euro dans un pays où l'on parle d'un salaire moyen à quelques dizaines de dollars.
On en rit... jaune à se demander comment un pays pourra se développer. Dur de se redresser d'un embargo et de l'agression permanente de son plus proche voisin, lorsque ses édiles sont payés à servir des croquetas et des tostones à l'apéritif de touristes en goguette et quand un serveur est payé le double d'un des plus hauts salaires du secteur d’État.
De nouvelles inégalités...
La société se scinde, c'est évident. La Havane et ses quelques millions de touristes par an est un coffre-fort de CUC en devenir pour tous les petits-enfants de la Révolution.
Il y a 10 ans, il était courant de dire que pour s'en sortir, il suffisait de travailler pour une entreprise étrangère, d'avoir de la famille à l'étranger (les remesas - argent envoyé par les familles en exil- restent la principale source de revenus de Cuba avec quelques 5 milliards de USD par an) ou … d'être déjà à l'étranger.
Aujourd'hui, on peut rajouter « faire du business », tout simplement. Et ceux qui n'ont pas la chance d'être Havanais, de posséder quelques chambres à louer dans une zone touristique ou d'avoir fait suffisamment d'études pour devenir serveur tentent de vivre au temps des restrictions d'une nouvelle Période spéciale.
Pourtant, rares sont les sentiments de jalousie qu'on trouve allègrement dans nos pays dit-capitalistes. On sait que certains réussissent, d'autres pas, ainsi va la vie nonchalante des Cubains quelqu'ils soient.
Alors, quel avenir pour Cuba ?
Bien malin celui qui aura une réponse... et pourtant ils la tentent toutes et tous, touristes, spécialistes, journalistes tel celui d'un grand quotidien français qui osait, il y a quelques jours, parler « d'île à la dérive et de monde perdu ».
Mais ce qu'on oublie, c'est l'éternel courage de la population dans le combat... la lucha est aussi un sport national. Elle habite le cœur et l'esprit de tous ses habitants, entre fierté d'une population exceptionnelle de talents et de bon sens, mais surtout habituée à faire les frais des sursauts idéologiques, économiques et sociaux de ses voisins nord-américains.
De toute son histoire, Cuba aura été le témoin et la victime des affaires du monde... avec le besoin permanent des autres, ceux d'ailleurs, de prendre les décisions, bonnes ou mauvaises, à sa place ! Ainsi va l'avenir du pays... un certain retour sur le passé.
Cubanía
Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.
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