Comment soutenir une entreprise écologique à Cuba ?
Entretien avec Carmen Monteagudo, propriétaire d'Oasis Nelva
Auteur:
Olivia Ameneiros
Date de publication / actualisation:
22 août 2018
Peut-on appliquer des pratiques environnementales responsables dans le secteur privé cubain ? Ce type de commerce, peut-il être rentable à Cuba aujourd’hui ?
À Cuba, les propriétaires des nouveaux commerces privés aspirent le plus souvent à obtenir des recettes facilement et rapidement, en particulier dans le secteur de la restauration. Des cafétérias, restaurants et pâtisseries, entre autres, ont vu le jour depuis 2011, année d’instauration du dit « travail indépendant ». Beaucoup d’affaires, bonnes recettes, toujours plus et chaque fois plus.
Mais Oasis Nelva n’a pas pris le chemin le plus court. Ses propriétaires étaient intéressés à lancer une affaire écologique à La Havane. La petite entreprise, avec un jardin intégral et une crêperie, est en harmonie avec le milieu et la communauté, caractérisée par ses pratiques de développement durable à petite échelle. Le projet, complexe, en raison des caractéristiques cosmopolites et consuméristes de l’environnement urbain de la capitale, a cependant prouvé sa viabilité.
Jouissant d’une situation privilégiée dans le centre historique et colonial de la ville, Oasis Nelva propose des images réalistes de La Havane rénovée et de ses habitants, des habitudes de consommation et des savoirs naturels. Cette option reflète les conceptions de ses propriétaires : Evelio Pérez, jardinier et artisan et Carmen Monteagudo, son associée. Celle-ci, spécialiste en stratégies de développement local, offre à Cubanía certains éléments sur cette initiative indépendante dans le contexte cubain actuel.
Des blogueurs cubains, dont Carmen Ibañez, définissent Oasis Nelva comme une ambiance écologique, idéale pour la méditation… où prédomine le vert, la couleur de l’espérance. Cette petite entreprise, comment a-t-elle été structurée ?
À un moment où les affaires privées et la location à des particuliers des locaux étatiques sous‑utilisés battaient leur plein, nous avons envisagé la possibilité de monter un commerce. À la Vieille Havane, avec l’historien de la ville Eusebio Leal à la tête, un groupe de personnes a été choisi pour exploiter quelques installations. C’est alors qu’Evelio et moi décidons, en 2012, de mettre en place un magasin de décoration de plantes ornementales. Une précieuse contribution a été apportée par Evelio, un artisan reconnu par son expertise en matière de bonsaïs.
Dès le début, l’idée était de ne pas se limiter aux plantes ornementales, n’est-ce pas ?
Nous souhaitions faire quelque chose de différent. Faisant fond sur mon expérience en matière de développement local en projets de coopération étrangère dans l’île, l’idée m’est venue de créer un espace commercial de nouveau type, dans un contexte caractérisé par des déséquilibres sociaux.
À cette fin, nous ne nous sommes pas contentés d’ouvrir un commerce lié aux services ; notre option était basée sur un engagement environnemental et social. Sans négliger l’aspect financier, nous étions surtout intéressés à nous faire connaître comme une petite entreprise dont l’axe transversal est l’environnement et le travail socialement utile dans notre communauté. Comme nous le disons toujours : plutôt que commercialiser des produits, nous voulons partager des offres et savoirs.
Quelles sont les pratiques écologiques retenues pour y parvenir ?
En premier lieu, nous plaidons en faveur d’une philosophie de changement d’affectation et de recyclage. D’où le grand nombre de récipients fabriqués à partir des résidus de noix de coco, de verre, d’argile et de ciment.
Par ailleurs, nous avons établi des liens avec les responsables de l’agriculture urbaine et les produits que nous partageons proviennent de cette source. Tout tourne autour des productions organiques et d’un engagement agro‑écologique, depuis les biopesticides jusqu’aux engrais biologiques.
Que faites-vous pour transmettre cette philosophie à la communauté ?
Nous organisons des causeries avec les voisins. Nous réitérons à nos clients l’importance que nous attachons aux produits naturels et recyclés. Nous mettons au point des programmes d’orientation en coordination avec les écoles et les centres sociaux les plus proches, à savoir ceux situés dans la rue Muralla à la Vieille Havane.
L’important, c’est qu’Oasis Nelva soit une affaire rentable pour soutenir les activités écologiques. Comment y parvenir ?
C’est à partir de cette idée que nous avons décidé de monter une crêperie. Il fallait rendre efficient un établissement de 178 mètres carrés et son jardin intégral, et faire face aussi à d’autres dépenses fixes inévitables. C’est ainsi que voit le jour le café-crêperie, car nous avons toujours parié sur de nouvelles options.
L’idée de proposer des crêpes dans un pays habitué aux plats autochtones, comme le riz avec haricots, n’a pas été trop risquée ?
Absolument. Nous étions conscients du fait que notre espace ne serait pas consacré aux plats traditionnels. Il n’est pas facile du tout d’incorporer ce type de nourriture dans la cuisine cubaine. Le travail a été ardu et il l’est encore aujourd’hui. L’espace n’est pas toujours comble, mais, graduellement, l’établissement a attiré un public qui préfère manger une crêpe et boire une citronnade. Bref, des personnes qui veulent manger des aliments sains et de qualité.
Avez-vous introduit des modifications à la recette française ?
Évidemment. Nous avons incorporé aux crêpes des ingrédients habituels de la cuisine cubaine, comme le poulet, les produits de la mer, les fruits et les légumes.
Notre offre culinaire est basée surtout sur des produits naturels. Nous entretenons des liens de coopération avec Finca Marta, propriété agricole située au kilomètre 19 ½ de l’autoroute Habana-Pinar del Río. Gérée par l’agro‑écologue Fernando Funes, elle est réputée pour ses pratiques durables de l’agriculture urbaine. Grâce à ce lien, nous proposons des plats à base de légumes organiques divers. Ces saveurs particulières ont attiré une clientèle fidèle et de plus en plus nombreuse.
Société
Finca Tungasuk : à qui la relève de l’agriculture cubaine ?
Vous préconisez aussi la production artisanale nationale…
Nous souhaitons que notre établissement soit un point de référence pour les artisans et artistes cubains, notamment de La Havane, et que l’on puisse profiter de propositions enrichissantes du point de vue artistique, mais toujours à partir d’une approche naturelle. Nous défendons le recyclage concernant les plantes. Dans la crêperie, tous les meubles ont été fabriqués à partir de cette conception.
Le projet Oasis Nelva est en cours depuis un certain temps, avez-vous déjà atteint tous vos objectifs ?
Au début, on disait que j’étais folle, que je devais laisser tomber l’idée de créer un commerce depuis une optique environnementale. Si le jardin était un défi, la crêperie l’était plus encore. À La Havane, il n’existait rien de semblable. Mais il semble que la folie peut être partagée, à preuve l’existence d’autres établissements qui ont suivi cette même ligne. Beaucoup de personnes visitent notre maison. Au-delà de l’intérêt économique, il y a quelque chose qui me rend vraiment heureuse, et c’est qu’à Cuba il y a de plus en plus de personnes qui misent sur une nourriture naturelle et variée.
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