Alamar : une banlieue construite par la Révolution
À la découverte des quartiers de La Havane
Auteur:
Bryan Campbell
Date de publication / actualisation:
25 novembre 2022
Au fur et à mesure que l’on traverse le Tunnel de la Baie, le brouhaha du centre historique de la ville devient de plus en plus inaudible. À l’est de La Havane, la sensation particulière d’air pur et de calme est interrompue par la présence d’une agglomération qui attire l’attention de ceux qui la visitent pour la première fois. Il s’agit d’Alamar, un prolongement forcé de la ville.
Ce quartier, qui semble être dissocié de l’histoire de la capitale, est un paradigme du logement en tant que structure de socialisation où se matérialise une vieille phrase selon laquelle l’architecture est un reflet de la société. À Alamar, les rues n’ont pas de nom et les immeubles sont presque identiques, tous dégradés par le salpêtre de la mer et portant l’empreinte du rêve égalitaire déjà lointain de la société cubaine des années 1970.
Antécédents : Logements sociaux et architecture havanaise
Vers la fin de la première moitié du XXe siècle, la population havanaise enregistrait une croissance de 45%, ce qui indiquait déjà la nécessité de repenser la ville pour éviter qu’elle perde sa qualité humaine extraordinaire, conquise au terme de plusieurs siècles de créativité artistique. La tâche de procurer des logements, services et facilités publiques complémentaires à un nombre toujours croissant de Havanais, devenait de plus en plus complexe. Sans abandonner la construction d’immeubles suivant les normes de l’urbanisme traditionnel, il fallait trouver des options pour fournir des logements à la population ouvrière et aux familles modestes.
Même si le premier exemple de construction de logements sociaux - 1 100 petites maisons à un étage - remonte à 1911, date de fondation du quartier ouvrier Redención à Pogolotti, Marianao, ce n’est qu’en 1929, avec l’inauguration du quartier Lutgardita à Boyeros, que prend forme un espace qui répondait aux attentes escomptées. La qualité de ce projet, comprenant 100 logements isolés, des industries, un bureau de poste, une station de chemin de fer et des espaces verts, était supérieure à celle du projet précédent, devenant de la sorte le premier en son genre en Amérique latine. Le quartier résidentiel ouvrier de Luyanó, qui voit le jour en 1944, constitue le premier ensemble de logements sociaux à Cuba construit à partir des codes architecturaux du Mouvement moderne. Situé au sud de la baie de La Havane, il dénombrait 1 500 maisons, 8 complexes d’appartements et tous les services complémentaires requis, à savoir marchés, écoles et terrains de sport.
C’est à cette époque que l’entreprise privée nationale entreprend, comme supplément du travail effectué par l’État, beaucoup d’ouvrages de construction pour doter la grande ville, en plein essor, de nouvelles habitations. Les travaux de construction du Tunnel de la Baie, qui jouerait un rôle essentiel dans la future configuration de la ville, ont pris fin en 1958. Cette même année, grâce aux efforts publics et privés, voit le jour le plan de développement de Habana del Este, qui prévoyait l’élargissement de la ville sans ôter pour autant à la Vieille Havane sa condition de centre-ville. La nouvelle zone a été reliée à Vía Blanca, ce qui permettait d’accéder rapidement aux futurs espaces de développement, aux plages de l’Est et même à la ville de Matanzas.
Les microbrigades et la culture naissante à Alamar
La Révolution de 1959 a modifié sensiblement l’auto-perception des Cubains. Dès lors, des changements significatifs ont eu lieu et d’autres méthodes ont été utilisées pour trouver une solution aux problèmes historiques de la nation, dont le logement.
Tirant profit de l’expansion de La Havane vers l’est, décision a été prise de construire la Unidad Vecinal No.1 de La Habana del Este : Ciudad Camilo Cienfuegos. Avec l’application du concept d’avant-garde d’unité vicinale anglaise, le projet comprenait au début 1 306 logements pour 8 000 habitants, entourés d’une riche végétation, des rues en béton, ainsi que des installations pour la prestation de services complémentaires.
La réussite de la Ciudad Camilo Cienfuegos et l’impérieuse nécessité de construire davantage de logements à La Havane ont favorisé le surgissement du quartier d’Alamar et l’introduction du concept de microbrigadas (microbrigades) dans le langage cubain.
Les microbrigades ont vu le jour dans les années 1970 comme une alternative à la construction de logements de la part de l’État. Il s’agissait d’une modalité spéciale d’autoconstruction où les hommes comme les femmes construisaient, une fois accompli leur horaire de travail habituel, des logements pour eux et pour leurs compagnons de travail. Le plan d’urbanisation d’Alamar suivait le modèle suburbain états-unien, caractérisé par l’asymétrie des rues et la faible densité de population.
Le mouvement de microbrigades comptait à peu près 12 575 travailleurs ; en 1983, quelque 1 100 logements avaient été construits dans l’ensemble de l’île. Chaque Micro, ainsi appelée par les Cubains, dénombrait 33 travailleurs qui avaient pour mission de construire un bâtiment à 5 étages de 30 appartements, dont 6 (20%) étaient réservés à l’État, alors que les autres, suivant certains paramètres, à savoir l’ordre de priorité, les mérites et la nécessité, étaient accordés aux travailleurs réunis en assemblées. En théorie, le fait de participer directement à la construction ne conférait pas de droits spéciaux.
Alamar est devenu le complexe de logements sociaux le plus grand de Cuba et, même aujourd’hui, il figure parmi les plus grands au monde. Mais il met aussi en évidence l’influence négative de la planification centralisée. La population a été utilisée seulement comme force de travail. Les espaces extérieurs, verts et publics, qui auraient contribué à créer un sens d’appartenance ou à établir des points de repère, n’ont jamais été aménagés. Pour toutes ces raisons, le quartier est devenu une ville‑dortoir.
La conception d’Alamar devait différer des projets de logements sociaux précédents. Cependant, malgré l’intention initiale, une sous-culture de dégradation est devenue dominante. Les objectifs du projet n’ont pas été atteints et le quartier rappelle aujourd’hui nombre de ces agglomérations latino-américaines où l’abandon est la règle. Le projet a mis en évidence ce qui se passe lorsque le concept d’architecture dans le processus de construction n’est pas pris en considération. Les projets urbains doivent envisager les possibilités de changement et de croissance. Les habitants d’Alamar, qui ont assimilé parfaitement cette idée, se sont chargés ces dernières années de revaloriser la zone et de développer une culture propre.
Alamar, en tant que produit final, a été le résultat inévitable d’un processus et de la façon d’aborder le problème du logement social. En dépit des erreurs du projet, un grand nombre de personnes ont eu accès aux logements et tout semble indiquer aujourd’hui que ce sont précisément ces mêmes personnes qui s’efforcent de récupérer le sens originel du quartier.
Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui Alamar apporte une nouvelle génération de musiciens, spécialement consacrés au rap et au hip-hop. Ce mouvement tire de l’oubli le sentiment de frustration et le transforme en art. Ce n’est pas non plus un hasard si Alamar est devenu un pionnier de l’agriculture urbaine à La Havane. C’est un quartier anxieux de rétablir la liaison avec la nature et qui essaye à tout moment de terminer l’œuvre inachevée. Aujourd’hui, les garages incomplets et les balcons d’immeubles construits par les microbrigades deviennent des jardins et de petits potagers qui font cadeau au quartier de la dose de beauté qu’il mérite.
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