Comment une marque cubaine défend l'identité Afro à Cuba
Auteur:
Berta Reventós
Date de publication / actualisation:
17 avril 2020
Adriana Heredia et José Luis Corredera sont deux jeunes entrepreneurs issus du quartier de Guanabacoa. Ensemble ils ont créé Beyond Roots, un projet qui cherche à défendre et à rendre visible la culture afro, aussi bien à Cuba qu'à l'extérieur du pays. Le projet, qui s'est d'abord lancé par le biais des « expériences Airbnb », s'affiche aujourd'hui dans une boutique de la vieille Havane.
Adriana jongle entre son travail de professeure à l'Université de La Havane et ses activités pour Beyond Roots. Il y a quelques années, c'est son amour pour la recherche qui a poussé cette économiste de formation à s'intéresser à une problématique pas toujours évidente à Cuba : la culture afro-cubaine y est méconnue, voire stigmatisée.
Beyond Roots a été conçu comme une porte d'entrée à cette culture, à travers la musique, la danse, les traditions culinaires ou les arts visuels. À l'origine, le projet s'est fait connaître par des « expériences Airbnb ». Puis l'équipe a voulu aller plus loin, avec l'ouverture de la première boutique afro à Cuba.
Il y a déjà trois ans que Beyond Roots existe. Une belle histoire que ses fondateurs évoquent comme une « traversée », avec « beaucoup de stress » et une sacrée dose d' « intuition ». Le côté grande rêveuse d'Adriana, contrebalancé par un José Luis plus terre-à-terre, sont deux des moteurs de l'aventure. On entre dans leur magasin, situé dans la rue San Ignacio (nº657), dans la Vieille Havane.
« Aller chez les gens »
L'idée a germé il y a quelques années : à l'époque, une nouvelle forme de tourisme se développe à Cuba, au-delà du traditionnel cocktail soleil et plage. « Mais on a alors perçu que l'offre touristique sur l'île se concentrait essentiellement sur l'histoire et l'architecture. Il n'y avait rien sur la manière de vivre des gens ».
Adriana et José Luis, qui n'avaient aucune expérience dans le secteur touristique, s'emparent de cette niche. « On sentait qu'on avait beaucoup à apporter », disent-ils. L'objectif est clair : « Éduquer les personnes à la culture afro-cubaine ».
Ils se mettent alors au boulot, accompagnés d'un autre habitant du quartier, qui ouvre les portes de sa maison aux visiteurs.
Tout au long des générations, la culture afro-cubaine s'est transmise par l'oralité. Il ne suffit pas d'aller dans un musée pour la connaître : il faut aller chez les gens pour qu'ils te racontent leur forme de vie
À l'origine, Adriana voulait proposer des repas, de la musique, un peu de tout, mais très vite, le rythme s'emballe : elle cuisine la nuit et travaille de jour comme professeure, tout en étudiant la culture afro-cubaine. « Et je ne pratique aucune religion », précise-t-elle.
Peu à peu le projet évolue. « Il s'est passé quelque chose d'étonnant : les gens de la communauté ont commencé à proposer leur aide, sans rien attendre en retour. Ils nous ont prêté des assiettes, des couverts, des verres. À ce moment, ça a fait tilt dans nos têtes. On s'est dit qu'on pourrait transformer ce projet en entrepreneuriat pour la communauté. C'est comme ça que s'est forgé ce qu'est Beyond Roots aujourd'hui ».
Ils commencent à répertorier les différents talents des gens du quartier, tout en leur expliquant comment s'intégrer dans l'expérience Airbnb. « Pas comme des employés mais plutôt comme des entrepreneurs nous proposant un service. » Avec en ligne de mire l'objectif que chacun progresse vers une plus grande autonomie.
Au fur et à mesure, plusieurs voisins s'agrègent au collectif. Adriana et José Luis demandent à « ceux qui passaient leur journée au coin de la rue à ne rien faire » de prendre des tambours et se mettre à jouer. Autre exemple : on propose à celui qui a des dons en cuisine de venir collaborer aux fourneaux, etc. « On a peu à peu tissé notre réseau. »
Connecter, normaliser, s'approprier
En un an, Beyond Roots passe d'une seule expérience Airbnb à cinq. Et puis l’équipe s'étoffe de deux membres au début a vingt-deux aujourd’hui. On travaille entre voisins, « chacun se considérant comme entrepreneur ». Selon les instigateurs du projet, les expériences sont un franc succès.
Adriana indique que 94% des clients sont des afro-descendants, parmi lesquels de nombreux Américains : « Ils voyagent à Cuba pour renouer avec leurs racines. Ils viennent pour comprendre des éléments de leur vie, sur lesquels ils n'avaient pas d'explication, et pour imbriquer des pièces de leur passé. » Des moments chargés en émotions, explique Adriana. Après l'expérience, certains finissent en larmes, d'autres trouvent des réponses à des questions qu'ils se sont posées toute leur vie.
Adriana estime que la culture afro a mieux résisté à Cuba qu'aux États-Unis. « Ici, nous avons été sous le joug des Espagnols, mais là-bas, c'était les Anglais, chez qui la rigidité religieuse était plus grande. À Cuba, nous avons été obligés de nous convertir au catholicisme, mais il y avait quand même une certaine flexibilité.
Ici les évangélisateurs étaient les contremaîtres de l'industrie sucrière, des gens qui n'avaient pas une connaissance approfondie de la Bible. En outre, il y avait les cabildos (lieux destinés à des conseils municipaux), où les personnes réduites en esclavage pouvaient se réunir les dimanches pour maintenir leurs traditions. Cela n'existait pas aux États-Unis ».
Beyond Roots a même reçu des visiteurs du Nigéria, venus à Cuba pour apprendre sur la religion yoruba. « Dans leur pays, ils sont tous chrétiens ou musulmans aujourd'hui. Ils sont très étonnés de voir en arrivant à Cuba que nous avons su maintenir vivace un héritage qu'eux même ont perdu. »
Adriana se considère comme « une privilégiée », parce qu'elle a pu garder une connaissance profonde de ses racines, un lien « que certaines personnes noires, ailleurs dans monde, n'ont plus. »
Beyond Roots a pu compter sur la collaboration de l'Historien de la ville, qui a donné accès à de nombreuses archives. En interne aussi, le travail a été intense : Adriana y a appliqué une vraie stratégie d'académie, en organisant des sessions d'apprentissage, où au moins deux membres viennent exposer leurs sujets de recherche.
« Par exemple, les personnes qui s'occupent des tambours doivent aussi faire une investigation, pour savoir d'où viennent ces instruments, pourquoi on joue tel rythme, que signifient les différentes chansons, etc. En enquêtant puis en partageant le fruit de ses recherches avec les autres, on apprend et on se nourrit les uns des autres ». Des personnes du quartier, sans formation professionnelle mais qui ont des savoirs tout aussi valides, ont pu organiser et socialiser leurs connaissances. « De cette manière, on se sent plus professionnels ».
Un lieu, enfin
Adriana se rappelle que, au début, lorsque ses clients cherchaient un objet-souvenir à rapporter dans leur pays, en lien avec la culture afro, ils n'en trouvaient pas. En effet, les souvenirs, à Cuba, comme un peu partout dans le monde, ont tendance à ne représenter qu'une vision très réduite, et stéréotypée, du lieu en question.
À Cuba, les tee-shirts, les magnets ou les sacs regorgent d'images à l'effigie du Che ou des vieilles voitures américaines. « Moi, je voulais un tee-shirt qui te rappelle que tu as eu 3000 ancêtres avant toi, et que tu as pu renouer avec eux en venant à Cuba ».
Moi, je voulais un tee-shirt qui te rappelle que tu as eu 3000 ancêtres avant toi, et que tu as pu renouer avec eux en venant à Cuba.
À l'époque, des souvenirs comme ça, il n'y en avait pas. « On s'est dit : on va le faire nous-mêmes : » Ils ont commencé avec des designs simples : un tee-shirt sur lequel on pouvait lire « Afrocuban Culture », reproduisant la forme de l'Afrique, et un autre floqué de l'inscription : « I Love Afrocuban Culture ».
« Ça a été révolutionnaire, tous les clients le voulaient, on n'avait pas assez de stock. » Ensuite, Beyond Roots a développé des porte-clés, des sacs, des tasses, etc. Le tout dans une boutique portative, à l'intérieur d'une valise.
Quand l'expérience Airbnb se terminait, les responsables de Beyond Roots sortaient leur valise pour proposer un souvenir aux clients. Le projet sous cette forme a continué pendant un an et demi.
« On faisait jusque-là des choses qui nous passionnaient mais après deux ans, on s'est rendus compte qu'on tenait une vraie entreprise. » Adriana et José Luis enregistrent alors la marque et se mettent à travailler activement sur les réseaux sociaux : quand les Cubains commencent à connaître Beyond Roots et à commander des tee-shirts en espagnol, les deux entrepreneurs s'interrogent : « Est-ce que ce serait une folie d'ouvrir une boutique de style afro à La Havane ? »
Un an après, le lieu ouvre. Mais Adriana insiste : il ne s'agit pas seulement d'un magasin, mais aussi d'une plateforme, où chaque produit a son histoire.
Un point de rencontre où convergent différentes entreprises : dans les locaux de Beyond Roots, on peut trouver les savons naturels de D´Brujas, les produits pour chevelure afro de Qué Negra, les accessoires, boucles d'oreilles et porte-clés de Reforma Estudio, les bijoux de Caminos Abiertos, les huiles naturelles de Tilán, les vêtements de Barbara's Power, les sérigraphies de Emprenda Taller...
Adriana et José Luis ont réussi à rassembler, dans un même lieu, plusieurs projets indépendants et afro-conscients. Chaque mois, un atelier éducatif est organisé sur le thème des cheveux naturels : « C'était le plus facile pour commencer à attirer un public plus jeune, avec lequel nous aimerions ensuite travailler autour des thèmes d'identité. »
Derrière le sourire d'Adriana, on sent une grosse énergie et un réel enthousiasme pour défendre Beyond Roots. Les idées fusent. Mais tout n'est pas toujours simple : « En tant qu'entrepreneuse, le grand défi est de gérer le stress. »
« Je ressens une grande responsabilité envers les personnes qui m'ont fait confiance ». Sans compter qu'il y a parfois certains « vides » légaux autour du secteur privé à Cuba, ce qui engendre une incertitude et un manque de protection pour les personnes qui y travaillent.
Les recommandations d'Adriana
Quand on lui demande ce qu'elle aime faire pendant son temps libre à La Havane, les réponses d'Adriana sont en fin de compte très cubaines : en toute logique, la recommandation « numéro un » sur sa liste est l'expérience Airbnb promue par Beyond Roots.
Elle aime aussi les lieux les plus emblématiques de la ville, comme le Morro, « pour y voir La Havane depuis l'autre côté. » Ou s'asseoir sur le mur du Cristo ou au Malecón. Pour manger, elle conseille un restaurant à Cojimar, dans les environs de La Havane, appelé Casa Grande : « Ils font des grillades, avec une terrasse et une vue incroyable sur la mer. »
En dehors de la capitale, elle recommande de visiter Santiago de Cuba : « Cette ville est l'histoire même ! C'est là que tout a commencé. » Elle adore Matanzas aussi, « qui a une vraie histoire afro », et envisage d'y implanter Beyond Roots.
L'idée serait d'y collaborer avec d'autres projets liés à l'afroconscience, pour créer « une route de l'esclave. » En outre, « le musée d'arts de Matanzas a la plus grande collection d'art africain de Cuba, avec 900 pièces, dont certaines datent de -2 avant J.-C. On a une histoire très riche ».
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